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Quand l’algorithme décide qui vit qui meurt : l’assurance santé américaine sous l’emprise de l’IA

Temps de lecture : 17 minutes



John Cupp : Trois jours pour mourir

John Cupp, 45 ans, s’est présenté le 15 janvier 2024 au Adena Regional Medical Center à Chillicothe, Ohio, se plaignant de difficultés respiratoires. Connaissant ses antécédents cardiaques, son médecin recommanda une cardiographie par cathétérisme urgente. L’examen fut soumis pour autorisation à UnitedHealthcare via leur prestataire EviCore Healthcare. Verdict : refus pour « absence de nécessité médicale ».

Après une seconde tentative également refusée, une alternative moins précise fut proposée. Trois jours plus tard, John Cupp succombait à une crise cardiaque massive, sans avoir pu bénéficier du diagnostic salvateur recommandé par son médecin.

La machine à refuser les soins

evicore

Depuis plus d’une décennie, des sociétés comme EviCore gèrent les décisions médicales pour plus de 100 millions de bénéficiaires américains. Leur arme : des algorithmes adaptatifs, parfois réglés sur commande contractuelle pour « optimiser » les refus.

Chez EviCore, les employés évoquent le système « the dial« , un curseur secret qui permettrait d’ajuster le taux de refus afin de garantir aux assureurs jusqu’à 300 % de retour sur investissement.

Comment fonctionnent ces algorithmes d’assurance santé ?

Les compagnies d’assurance utilisent des modèles d’apprentissage automatique (machine learning supervisé) nourris par des bases de données massives contenant :

  • Les dossiers médicaux des patients (diagnostics ICD-10, actes médicaux CPT/HCPCS).
  • Les historiques de remboursement et d’autorisations.
  • Les coûts moyens par acte et par profil de patient.

L’objectif de ces algorithmes est double :

  • Prédire si un acte sera « rentable » en termes de remboursement futur.
  • Optimiser les refus pour atteindre un seuil financier défini.

Le « dial » permet de moduler dynamiquement le taux de refus selon les objectifs trimestriels. Un « mode strict » entraîne plus de refus automatiques, en pariant que moins de 10 % des patients feront appel (source : Kaiser Family Foundation).

Selon une enquête ProPublica de 2024, aucun médecin humain n’intervient dans 90 % des refus initiaux. L’algorithme décide seul sur base statistique, sans évaluation clinique individuelle.

Des erreurs prévisibles, assumées, mortelles

Selon une enquête menée par Stat News en décembre 2023, l’algorithme nH Predict, déployé par UnitedHealthcare, affiche un taux d’erreur estimé à 90 % lorsque les décisions de refus sont contestées en appel interne.

Un ancien gestionnaire de cas confia à Stat : « 99,9 % du temps, nous redémarrions immédiatement une révision après une victoire d’appel pour générer un nouveau refus. » Ce cycle infernal décourage les patients les plus vulnérables.

Des destins brisés par l’optimisation financière

  • Nataline Sarkisyan (Los Angeles, 2007) : une greffe de foie vitale lui fut refusée par CIGNA. Elle décéda quelques heures après un revirement tardif obtenu sous pression médiatique.
  • Tracy Pike (Dallas, Texas, 2024) : atteint d’un cancer gastrique, il se vit refuser une chirurgie essentielle par Blue Cross Blue Shield of Texas. Il mourut après plusieurs mois de procédure d’appel infructueuse.
  • Des milliers de patients anonymes : chaque année, selon une étude de l’American Society of Clinical Oncology (2022), 42 % des autorisations préalables sont retardées, conduisant à une perte de chance vitale dans 36 % des cas documentés.

La bureaucratie algorithmique, loin d’améliorer l’efficience médicale, tue silencieusement.

L’art de nier, défendre, retarder : une stratégie industrialisée par l’IA

Depuis les années 1990, l’industrie américaine de l’assurance applique systématiquement la stratégie dite « Deny, Defend, Delay« , documentée par une enquête du Los Angeles Times (2007) et par des auditions du Sénat américain (2009). Cette méthode repose sur :

  • Nier systématiquement les premières demandes de soin.
  • Défendre agressivement tout appel, même sans justification médicale forte.
  • Retarder volontairement les traitements pour user moralement et physiquement les patients.

Avec l’essor de l’intelligence artificielle, ce processus a été automatisé :

  • Les refus sont générés statistiquement par algorithmes, sans évaluation individuelle.
  • Les appels sont re-routés automatiquement pour prolonger les délais de réponse.
  • Le « dial » ajuste le taux de refus en fonction des objectifs de rentabilité trimestriels.

Selon la Kaiser Family Foundation, seulement 1 à 2 % des refus font l’objet d’une contestation aboutie. Ce système industriel de déni organisé a contribué à des drames humains tels que celui de Luigi Mangione.

Le cas Luigi Mangione : la tragédie d’un système

Le 4 décembre 2024, Luigi Mangione, 26 ans, a été arrêté à Altoona, Pennsylvanie, après être soupçonné d’avoir assassiné Brian Thompson, PDG de UnitedHealthcare, devant un hôtel proche de Times Square à New York.

Souffrant lui-même de graves problèmes médicaux non pris en charge, et submergé par des factures médicales estimées à plus de 150 000 dollars, Mangione aurait vu dans son geste désesperé une forme de protestation contre un système qu’il considérait comme oppressif.

ERISA : La barrière invisible de l’injustice

Le Employee Retirement Income Security Act (ERISA), adopté en 1974, protège juridiquement les régimes d’assurance santé d’entreprise contre les poursuites pour dommages-intérêts, même en cas de décès résultant d’un refus de soin.

Selon le Department of Labor américain : « ERISA vise à assurer la stabilité des régimes de retraite et de santé en limitant les recours coûteux contre les employeurs et les assureurs. »

Un choix de société : profits ou vies humaines

Chaque décision algorithme, chaque refus bureaucratique, n’est pas neutre : c’est potentiellement une vie brisée. Si l’Amérique veut restaurer l’humanité de son système de santé, elle devra strictement réguler l’utilisation de l’IA, réformer ERISA et remettre en priorité la dignité humaine sur la logique de rendement financier.


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