Depuis Sofia jusqu’aux rives de la Manche, le même récit remonte : des espions russes exploitent les routes migratoires, épaulés par des filières criminelles, pour fragiliser l’Union européenne. Cette stratégie d’ingérence par les flux humains s’appuie sur des points de pression (frontière Bulgarie–Turquie, Balkans, Manche) et prospère sur la plasticité des systèmes d’asile. À l’arrière-plan, le SVR et des composantes du GRU — dont l’unité 29155 — orchestrent une guerre sans uniforme : faire affluer, déstabiliser, polariser. Les États crient à l’attaque hybride ; les réseaux de solidarité locale disent sauver des vies.

Ce que disent les autorités — et ce que montrent les chiffres
Le ministre bulgare de l’Intérieur Daniel Mitov affirme disposer de preuves de liens entre agents russes et réseaux de passeurs : repérage de brèches, itinéraires conseillés, exploitation des failles juridiques de l’asile. À Londres, la cheffe du Foreign Office Yvette Cooper parle d’« acteurs étatiques hostiles » et réunit des partenaires des Balkans occidentaux pour frapper les filières. En 2025, les traversées par petits bateaux au Royaume-Uni approchent les records ; côté bulgaro-turc, les interpellations bondissent. Le signal est clair : la pression est structurelle, l’adaptation des réseaux rapide.
Schéma d’ingérence : du « modèle Belarus » à la Méditerranée orientale
Le modèle n’est pas neuf. En 2021, Alexandre Loukachenko avait déjà transformé la migration en outil de chantage aux frontières polonaises, sous l’œil bienveillant du Kremlin. Aujourd’hui, Moscou transpose la méthode sur d’autres axes : Bulgarie–Turquie pour l’entrée terrestre, Balkans pour l’acheminement, Manche pour l’impact politique. Aux commandes, une triade : Vladimir Poutine, garant du cap, Sergey Naryshkin (SVR) pour l’exécution extérieure, et l’étage GRU (dont l’unité 29155) pour les opérations clandestines. L’objectif n’est pas de « faire entrer » : c’est de faire déborder.
Enquête — ONG aux frontières : qui fait quoi, et avec quels moyens ?
Au ras des barbelés, ce sont rarement des espions qu’on croise, mais des bénévoles. Leur rôle — aider les migrants — est public, assumé, souvent vital (nourriture, kits d’hygiène, chaussures, premiers soins, assistance juridique, documentation des violences). Le débat s’enflamme quand le pouvoir politique suggère que cette aide peut, parfois, faciliter la tâche des filières (par naïveté, activisme, ou manipulation par des tiers). Voici ce que l’on peut documenter, association par association, sur leur action et leurs financements accessibles.

No Name Kitchen (NNK)
Actif en Serbie, Bosnie, Grèce et Bulgarie, No Name Kitchen se présente comme un réseau d’aide aux « People on the Move » : distributions (repas, chaussures, couvertures), douches, premiers soins, documentation des violences et pushbacks. Leur rapport d’activités 2023 détaille cette mission et leurs publications — dont « The Bulgarian Trap » (2025) — accusent les autorités bulgares de violations. Financement. NNK vit de dons privés et de soutiens de fondations/ONG partenaires (campagnes publiques, réseaux européens). Les états financiers détaillés ne sont pas centralisés en un seul document public annuel exhaustif ; la structure demande régulièrement des dons et signale des partenariats ponctuels.
Mission Wings Foundation (Bulgarie)
Basée à Stara Zagora/Harmanli, Mission Wings conduit des actions sociales et d’intégration : hébergement mère-enfant, cours de langue, accompagnement administratif, alerte aux autorités en cas de détresse en zone frontalière. Financement. Dons et mécénat local, et — selon les profils publics — activités économiques sociales/fondations partenaires. La communication financière est partielle (pages « donate », appels à contributions, mentions dans des rapports tiers) ; des articles mettent en avant son rôle d’alerte et d’appui logistique.
Border Violence Monitoring Network (BVMN)
BVMN est un réseau qui documente systématiquement les violences aux frontières sur la route des Balkans : témoignages, dossiers juridiques, alertes politiques. Leur rapport annuel 2022 et leurs mémos politiques récents présentent des financements de fondations (p. ex. Guerrilla Foundation), des dons, et des subventions de projets européens via les ONG membres.
Danish Refugee Council (DRC) — Balkans
Acteur humanitaire majeur, le DRC opère de longue date en Balkans (protection, 4Mi, accompagnement) et dépend d’un panachage de bailleurs : agences de l’ONU, Union européenne, gouvernements (FCDO/Royaume-Uni), fondations privées. En mai 2025, le DRC a annoncé une restructuration sévère après la chute d’une part importante de financements américains, confirmant l’ampleur de sa dépendance aux fonds publics internationaux.
Collective Aid (Serbie, Bosnie, Grèce, France)
Née sous le nom « BelgrAid », Collective Aid distribue biens essentiels, soutient des lieux ressources et enquête sur les abus. Financement. Dons individuels, campagnes, mécénat, micro-subventions locales et partenariats associatifs transnationaux ; la page « Our Mission » retrace l’évolution et les axes d’intervention.
APC/CZA — Asylum Protection Center (Serbie)
APC/CZA est l’un des principaux fournisseurs d’aide juridique et sociale en Serbie (visites de camps, défense des mineurs). Financement. L’organisation indique fonctionner grâce à des donateurs internationaux (ONG, bailleurs publics, fondations).
Are You Syrious? (Croatie)
Né à Zagreb en 2015, Are You Syrious? (AYS) gère un « free shop », des ateliers d’intégration et du soutien matériel. Financement. Dons, campagnes ciblées (collectes à objectifs), subventions locales/UE via partenaires, coopérations avec des fondations nationales.
Info Park (Belgrade)
Info Park est un hub d’appui (vêtements, kits, orientation, accompagnement) pour réfugiés et personnes en transit à Belgrade. Financement. Soutiens d’ONG internationales et agences onusiennes ; des partenaires comme CWS ou UNICEF ont documenté leurs appuis financiers et opérationnels.
Ce que ces données établissent sans ambiguïté : toutes ces structures aident les migrants de manière directe (matériel, santé, hygiène), indirecte (orientation, info juridique), et civique (monitoring des abus). Ce n’est pas un secret : c’est leur raison d’être, affichée publiquement et vérifiable dans leurs rapports, bilans ou pages « donate ». Ce que les autorités reprochent à certaines, c’est d’avoir parfois servi, volontairement ou non, de relais logistiques/informationnels utiles aux filières — accusation politique sensible qui nécessite, à ce stade, des preuves judiciaires plus solides pour être retenue en droit.
Ligne de crête : humanitaire, droit, et zones d’ombre
Les pouvoirs publics rappellent que l’assistance humanitaire conforme n’est pas un crime, et que la frontière juridique se situe à la facilitation consciente de franchissements illégaux (transport rémunéré, faux papiers, coordination payante). Les ONG, elles, soulignent qu’elles alertent les autorités en cas de détresse et qu’elles documentent des abus étatiques. Entre ces pôles, la zone grise : des volontaires instrumentalisés, des financements mal documentés, et des canaux d’influence qui méritent d’être éclaircis — y compris quand ils transitent par des fondations écrans ou des relais diplomatiques.
Pourquoi Moscou pousse sur ces lignes
L’« arme migratoire » est peu coûteuse et hautement visible. Elle sature les administrations, polarise les sociétés, et fragilise l’image d’une Europe en maîtrise. C’est une tactique de brouillage : l’État est accusé s’il ferme trop, dénoncé s’il ouvre trop. Les médias d’influence pro-Kremlin exploitent ensuite les images de chaos, pour miner la confiance. La manœuvre n’efface pas la réalité d’exil et de souffrance ; elle s’en nourrit — c’est ce qui la rend politiquement toxique.


