L’affaire est loin d’être pliée. Bruxelles doit encore valider le principe même de la vente et, dans cette course, Daniel Kretinsky, affronte des cadors du secteur : l’italien Mondadori, le canadien Québecor, les français Reworld Media, Xavier Niel, ou encore Stéphane Courbit, proche de Vincent Bolloré, le propriétaire de Vivendi. Or ce dernier, martèle un conseiller du Tchèque, « n’aime pas vendre à ceux qu’il ne connaît pas ». Mais Daniel Kretinsky, comme souvent, avec une forme d’enthousiasme – de candeur? – juvénile qui le caractérise, tente sa chance. « Il est toujours à l’affût », assure l’un des membres du conseil de surveillance de CMI France. Selon La Lettre A, Daniel Kretinsky, Stéphane Courbit et l’entrepreneur Pierre Edouard Stérin auraient finalement déposé une offre commune, le 15 février, pour la reprise d’Editis.
Chasseur francophile et francophone
Editis serait l’une de ses plus belles prises tricolores. Une de plus. En cinq ans, Daniel Kretinsky a fait de la France son terrain de chasse privilégié. Pas seulement par amour du pays pour ce francophile et francophone, étudiant le temps d’un court semestre à Dijon, et biberonné depuis tout petit aux chansons d’Edith Piaf et aux « pommes frites » de sa mère. « Ce n’est pas un philanthrope, poursuit cet observateur en première ligne. Daniel, son moteur, c’est de faire du business. Et de l’argent ».
Entré avec fracas sur le territoire en 2018, en s’offrant coup sur coup l’hebdomadaire Marianne, un strapontin au Monde et l’essentiel des magazines de Lagardère (Elle, Télé 7 Jours, Public…), le milliardaire ne cesse de renforcer son empreinte. Partout. Dans l’énergie, métier qui a fait fortune dès le début des années 2000, il a repris des centrales à charbon vouées à la fermeture, en partie ressuscitées pour cause de pénurie de gaz.
Dans la distribution, il s’est emparé de 10 % de Casino après avoir épaulé Jean-Charles Naouri, PDG endetté et cible de rumeurs régulières de rachat par Carrefour. Avec Gabriel Naouri, le fils, il a fait un aller-retour juteux dans Maisons du Monde. Début 2022, profitant d’un faible cours en Bourse, il a pris 20 % de Fnac Darty. Sans jamais rien révéler de ses intentions. Et sans même demander, le plus souvent, de siège au conseil. » J’ai du mal à croire qu’il veut lancer une OPA, il ne doit pas se sentier assez à l’aise, décrypte Clément Genelot, analyste patenté du secteur. A partir du moment où il a une place au board, il a moins de flexibilité pour revendre ses actions. Or il n’a pas d’états d’âme à revendre. »
Dans les médias, surtout, Kretinsky, déjà un gros acteur en République tchèque, semble insatiable. Candidat au rachat de M6, il récupère depuis 2019 des titres de TF1, propriété de Bouygues, dont il détient près de 10 %. Dès ses première emplettes, il a pris langue avec Martin Bouygues. Début 2021, il a été shortlisté par Bertelsmann pour racheter Prisma Media, le pôle magazines tricolore de l’Allemand, finalement enlevé par Vincent Bolloré.
Médiatique fièvre acheteuse
Pour développer CMI France, il s’est offert le podcasteur Louie Media, la revue Usbek & Rica et s’est manifesté auprès des médias en ligne Loopsider et Brut, tous deux en quête d’argent frais. L’an dernier, il a prêté 14 millions d’euros à Libération, dans l’espoir du redressement. « Je ne vous lis pas – quand j’ai le temps, je lis Le Figaro, a-t-il lâché alors devant quelques membres de la rédaction. Mais je juge important que le journal existe. »
Frénésie qui en dit long sur la santé financière du secteur., Et les ambitions du milliardaire. « Il s’offre de l’influence. Cela n’a jamais gêné les affaires », ironise un cador du PAF, qui l’a côtoyé dans le business. Denis Olivennes tente un mobile plus concret : « Daniel a bâti un groupe industriel dans l’énergie, prospère mais dont les possibilités de croissance externe sont limitées par la situation du marché. Comme c’est un développeur et un entrepreneur, pas question pour lui de laisser dormir le cash-flow généré par le groupe. »
Chez Daniel Kretinsky, pour une centrale à charbon comme une chaîne de télévision, la technique de chasse est toujours la même : minutieuse et ultra-millimétrée. Dans son fief de Prague, rue de Paris (!), l’artère des grandes marques de luxe mondiales, une armada d’analystes, jeunes et formés aux Etats-Unis pour la plupart, moulinent régulièrement les données de la cote, essentiellement européenne. Mot d’ordre : « Etre au bon endroit au bon moment », dixit un patron français qui l’a pratiqué. Un politique tricolore l’a baptisé le « chasseur de primes ». Jean-Michel Mazalerat (ex-Veolia, EDF…), devenu président de GazelEnergie, filiale et exploitant de la centrale de Kretinsky en Moselle, fignole : « Côté énergie, il a débarqué durant la crise financière, bien décidé à investir à contre-cycle dans des secteurs essentiels à la société et souvent délaissés par les pouvoirs publics. »
Des paris industriels… ou « émotionnels ».
Quinze ans plus tard, la ligne n’a guère changé. Kretinsky fait d’abord des paris « industriels » dans des secteurs soumis à turbulences : le digital pour la distribution, les renouvelables pour l’énergie, le streaming pour la télévision… En lorgnant M6 et TF1, il joue d’abord l’indispensable consolidation du PAF. Autre critère capital dans sa grille d’analyse, le prix. « Il ne surpaye jamais », dit Olivennes. Un banquier d’affaires, qui l’a vu à l’oeuvre, détaille ce modus operandi pas si éloigné, finalement, d’un fonds d’investissement: « Les dossiers sont ultra-préparés et on voit bien, par les questions posées, qu’il s’agit d’investir des sommes raisonnables et raisonnées pour un retour sur investissement sous cinq ans. »
Sur le dossier Prisma, Kretinsky a ainsi refusé de surenchérir sur Vivendi, dont l’offre ne dépassait pourtant que d’une dizaine de millions d’euros la sienne. Même frugalité pour M6. Avant d’opter pour la fusion avec TF1, Thomas Rabe, le patron de Bertelsmann, prenait très au sérieux sa candidature. « Rabe voulait une prime “émotionnelle”, cela n’a pas été le cas. Il faut tenir une discipline », a justifié le milliardaire.
Les médias sont pourtant un secteur où ses paris « émotionnels », l’autre catégorie reine de sa grille, sont nombreux. Où l’émotion prend aussi parfois le dessus. Exemple criant, lors de son entrée au Monde en 2018, vrai totem médiatique. Kretinsky a volé au secours du banquier d’affaires Matthieu Pigasse, surendetté, en reprenant une part de son ticket. Emois des rédactions, du microcosme parisien – pas encore inquiet des immixtions de Bolloré dans ses médias – et des actionnaires, l’homme d’affaires Xavier Niel en tête. Xénophobie, peur d’ingérence, soupçons de liens avec la Russie – une hypothèse à ce jour non étayée par des faits… Une « vexation » pour cet amoureux transi de la France. »Lui et ses équipes ont sous-estimé la valeur affective et patrimoniale du titre », dit un lieutenant.
Sortir du Monde, où la « connexion émotionnelle » n’est plus.
Début 2022, coup de théâtre – et de grâce : Pigasse revend la majorité de ses parts à Niel. « J’ai perdu la connexion émotionnelle », confie alors Kretinsky à des proches. Lors de son premier deal avec Olivennes, il avait prévenu : « Je préfère un bon accord à une mauvaise guerre. » Alors, entamer un bras de fer… ou sortir du Monde ? Le Tchèque est décidé à régler le dossier dans l’année.
Gabriel Naouri analyse : « Des accusations qui ont injustement visé Daniel me rappellent celles qui visaient jadis Lakshmi Mittal. Le microcosme parisien s’est ouvert au monde, mais il peut encore progresser. » Un proche corrobore : « L’affaire du Monde a beaucoup nui à son image.. » Et au business? Depuis, Kretinsky peaufine ses entrées. Son parcours dans l’énergie lui vaut des accointances solides : Gérard Mestrallet (ex-Engie), Henri Proglio et Jean-Bernard Lévy, deux ex-EDF, Patrick Pouyanné (TotalEnergies)… A CMI France, Olivennes et Etienne Bertier, ex-journaliste devenu conseiller – son go-between historique –, lui ont ouvert leur carnet médiatique, et concocté un conseil de surveillance aux petits-oignons: Michel Denisot, Hubert Coudurier, big boss de l’information du Télégramme… Ce dernier lui a présenté Richard Ferrand, ex-président « marcheur » de l’Assemblée, qui lui a ouvert l’accès à Emmanuel Macron, à qui il voue une admiration sans bornes (« C’est le meilleur »).
TF1, une affaire « fort bien gérée »…
L’occasion de montrer (enfin) patte blanche ? CMI France, groupe rentable selon sa direction (222 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2022), n’a pas démérité depuis sa création. « Par rapport aux années Lagardère, on est surtout content d’avoir quelqu’un qui investit ! » dit un journaliste de Télé 7 Jours. Et peu importe si une récente une de Marianne sur Alexis Kohler, secrétaire général de l’Elysée (« L’homme qui a dépecé la France »), a froissé l’exécutif. « Il est assez malin pour multiplier les gages de sérieux et de pluralisme, dit notre banquier d’affaires. Le coup de pouce à Libération, c’était aussi cela. »
Kretinsky a encore bien des envies dans l’Hexagone : grimper au capital de TF1, par exemple, fraîchement dotée d’un nouveau pilote, Rodolphe Belmer, et « fort bien géré » Les relations avec Martin Bouygues seraient « très correctes », dixit l’entourage. Il n’est pas pressé.
Thuy-Diep Nguyen (avec Guillaume Echelard)