Certains jettent des regards inquiets en passant devant le siège abandonné du parti Les Transformateurs, dans le quartier d’Abena, épicentre à N’Djamena des manifestations réprimées dans le sang au Tchad il y a près d’un mois.
Le leader du mouvement, Succès Masra, assure à l’AFP avoir été « contraint » de fuir son pays le 1er novembre. Il est le plus virulent des opposants au président de transition, Mahamat Déby, comme auparavant à son père, Idriss Déby, auquel le jeune général a succédé à la tête d’une junte militaire en 2021, quand le chef de l’Etat a été tué par des rebelles. « Les gens sont traumatisés. La traque continue. Ils ont peur de passer devant Les Transformateurs, peur d’être interpellés », assure Gabin, 30 ans, un militant du parti qui se cache depuis quatre semaines. Les portes ont été cadenassées par les voisins pour éviter les intrusions, mais les fenêtres brisées rappellent les violences du 20 octobre.
Ce jour-là, une cinquantaine de personnes ont péri, officiellement, essentiellement de jeunes manifestants sous les balles des policiers et soldats. Bien davantage, selon l’opposition et des ONG. Les Transformateurs et la plateforme de l’opposition Wakit Tamma voulaient protester contre la prolongation de deux ans de Mahamat Déby à la présidence, décrétée sur recommandation d’un dialogue de réconciliation nationale qu’ils avaient boycotté. Un an et demi plus tôt, le 20 avril 2021, l’armée annonçait la mort au front du maréchal Idriss Déby, qui dirigeait le Tchad depuis trente ans d’une main de fer, et proclamait son fils de 37 ans chef de l’Etat à la tête d’une junte de quinze généraux. Tout en promettant de remettre le pouvoir aux civils par des élections après une transition de dix-huit mois.
Pneus brûlés, édifices saccagés
A l’aube du 20 octobre, les pneus brûlaient et les premiers tirs visant les manifestants retentissaient, en prélude à une journée d’enfer à N’Djamena et au moins trois autres villes du pays. Quelques traces des affrontements sont encore visibles à Abena : pneus brûlés, édifices saccagés ou incendiés. Mais globalement, la vie a repris son cours, même si la peur des arrestations ou de nouveaux affrontements reste palpable. Boutiques, débits de boisson et salons de coiffure sont fréquentés plus timidement que d’ordinaire et chacun se hâte vers son domicile à l’approche du couvre-feu de 22 heures, décrété le 20 octobre.
Le soir des manifestations, des soldats ont pénétré au QG des Transformateurs, selon Succès Masra. « Ils venaient me chercher, mais comme je ne m’y trouvais pas, ils ont arrêté 27 membres de mon équipe », raconte l’opposant au téléphone depuis un pays inconnu. Il assure que 23 d’entre eux ont depuis été « assassinés », concluant : « La chasse à l’homme se poursuit dans tout le pays. » « Comme tous nos militants, je suis entré en clandestinité », explique aussi à l’AFP Max Loalngar, leader de Wakit Tamma. « Depuis le 20 octobre, les forces de l’ordre passent de maison en maison, elles prennent n’importe qui », assure-t-il. « Chaque matin, on repêche des corps » dans le fleuve Chari « et d’autres sont enterrés dans le désert », lâche l’opposant, en écho à des témoignages, non authentifiés, sur les réseaux sociaux.
« Ils sont venus chez moi pour m’interpeller », raconte Gabin à l’AFP. Six de ses voisins ont été arrêtés, ajoute-t-il. « Les policiers ont saisi nos numéros de téléphone au siège des Transformateurs, ils nous appellent en se faisant passer pour une agence de voyage et nous tendent des pièges », assure à l’AFP un militant anonyme. Le frère de Nouba Nadjilem a été interpellé dans la capitale le 20 octobre. L’adolescent de 15 ans « allait juste chercher du sucre », se lamente sa sœur, « sans nouvelles » de lui depuis. Le neveu de Marie-Thérèse, 50 ans, a été pris le lendemain « devant la maison, avec certains camarades ». « Je n’ai plus de nouvelles », se désespère cette femme de ménage.
« Exécutions extrajudiciaires »
Les Transformateurs et Wakit Tamma assurent qu’entre 1 500 et 2 000 personnes ont été arrêtées depuis le 20 octobre et dénoncent des « exécutions extrajudiciaires ». « Qu’ils déposent une plainte et qu’ils en apportent la preuve », a rétorqué, le 11 novembre, le ministre de la justice, Mahamat Ahmat Alhabo, ne reconnaissant que l’arrestation de 621 personnes, dont 83 mineurs, transférées à la prison de haute sécurité de Koro Toro, en plein désert, en attendant de passer devant des juges, notamment pour « tentative d’insurrection », selon les mots du général Déby.
Aujourd’hui, l’opposition, des ONG internationales, des experts de l’ONU et des responsables de l’Union africaine (UA) accusent le pouvoir de continuer de traquer les opposants. L’UA et l’Union européenne (UE) ont « condamné fermement » une répression disproportionnée et les « graves atteintes aux libertés d’expression et de manifestation ». Dans un rapport du 4 novembre, des experts mandatés par l’ONU estiment qu’entre 50 et 150 personnes ont été tuées, qu’entre 150 et 184 ont « disparu », que 1 369 ont été arrêtées et qu’entre 600 et 1 100 ont été « déportées » à Koro Toro. Le 11 novembre, le président de la Commission de l’UA, le Tchadien Moussa Faki, a dénoncé dans un rapport une « répression sanglante » et des cas signalés de « tortures, exécutions extrajudiciaires et enlèvements de plusieurs civils ».
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