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L’espace de deux semaines, la photographie d’art a pris ses quartiers à Tunis. Des visages, des scènes de vie et des paysages, œuvres d’artistes tunisiens et internationaux, s’affichent sur les grandes artères de la capitale. « Des clichés qui permettent de faire une pause face à la surconsommation d’images publicitaires qui envahissent le Grand Tunis », souligne Lina Lazaar, critique d’art et fondatrice du festival Jaou, organisé en partenariat avec l’Institut français de Tunis. Du 6 au 23 octobre, les photographies sont exposées dans une quinzaine de lieux : des galeries, mais aussi des endroits insolites ou abandonnés du patrimoine urbain tunisois. « Pour cette sixième édition, nous avons vraiment investi le centre-ville et ses alentours afin de rendre le festival accessible à tous », poursuit Lina Lazaar.
Lancé en 2013, Jaou tente de créer un pont entre l’art contemporain et de nouveaux publics dans un pays où la culture reste le parent pauvre des budgets publics. Cette année, après quatre ans d’interruption, le focus a été mis sur la photographie et la thématique du corps. « Nous voulions laisser les artistes libres d’explorer cette thématique, sans aucun tabou, afin de dépasser la vision de la seule enveloppe charnelle. L’idée nous était venue pendant la pandémie de Covid-19, avec la distanciation sociale et l’impossibilité de mouvoir son corps comme d’habitude dans l’espace public », explique la fondatrice, admettant toutefois que les photos ont dû passer par un contrôle préalable des autorités et que les autorisations pour les expositions ont été délivrées au compte-goutte. « Mais nous n’avons pas eu de censure », assure-t-elle.
Les photos ont dû passer par un contrôle préalable des autorités et les autorisations pour les expositions ont été délivrées au compte-goutte
Le festival s’est principalement adressé aux jeunes. Ainsi, près de 300 étudiants originaires de différentes régions du pays sont venus découvrir les expositions et participer à des symposiums sur des thématiques contemporaines : la migration, la résilience, le travail. « Les langues se délient, les jeunes sont avides de débats. Ce sera difficile d’effacer tout ça, quelle que soit la tournure que prend la situation du pays », insiste Lina Lazaar. Alors que la Tunisie vit sous état d’exception depuis plus d’un an, l’événement a aussi permis de sortir d’une morosité ambiante nourrie par la crise politique, l’inflation, les pénuries et les drames qui se multiplient en mer pour les candidats à l’émigration. « Nous connaissons le contexte, il n’y a pas de solution miracle. Mais à voir les gens venir spontanément regarder les photos, on se dit qu’il y a encore un peu de foi dans la création artistique », se rassure la critique d’art.
Un regard plus personnel
En écho à ce bouillonnement, les expositions ont mis à l’honneur la jeune génération de photographes tunisiens. « Leur regard est plus intime, plus personnel que les images qui s’étaient multipliées après la révolution [de 2011] et qui voulaient surtout témoigner des changements traversés par le pays », note Lamia Boukhris, responsable de la communication à la TGM Gallery, dans la banlieue nord de Tunis. Olfa Feki, commissaire de cinq expositions dans le cadre de Jaou, confirme aussi ce regard plus tourné vers les démons et les beautés intérieures, un nouveau terrain d’exploration après les années fastes du photojournalisme qui avaient suivi la chute de Zine el-Abidine Ben Ali :
« Depuis 2015, certains photographes et étudiants ont un peu mis de côté le récit révolutionnaire pour aller vers la photographie de mode ou artistique. »
D’autres continuent de s’ancrer dans le réel, mais avec un regard plus personnel, comme l’artiste Mouna Jemal Siala, qui a créé une installation à partir de photos de son trajet quotidien pour aller au travail. « Je photographie des moments de vie, mais aussi ce qui me gêne dans l’espace public, la façon dont je suis témoin de la dégradation de la ville », explique-t-elle.
C’est à la ville de Tunis que le festival et ses photographes rendent le plus hommage, en faisant revivre des lieux oubliés. Ainsi l’ancienne Bourse du travail, construite dans les années 1950 par un architecte russe et lieu de nombreuses rencontres syndicales, s’est transformée le temps du festival en un espace de colloques, débats, concerts et expositions. « C’est très important pour nous en tant qu’artistes de pouvoir exposer dans de tels lieux, affirme Mouna Jemal Siama. Alors qu’en Europe, on dit que les artistes fuient les galeries, ici on se retrouve à investir de nouveaux espaces par manque de galeries ou d’endroits où exposer. Et tant mieux d’ailleurs. »