Pascual Momparler a eu quelques maux de tête au moment de constituer son équipe pour les Mondiaux de cyclisme sur route, organisés à Wollongong, sur la côte ouest de l’Australie, du 18 au 25 septembre. Non pas que le sélectionneur espagnol n’ait sa petite idée sur les huit hommes qu’il désirait envoyer en Nouvelle-Galles du Sud. Mais il a dû composer avec une donnée qui agite le peloton depuis plusieurs semaines et qui était jusqu’alors étrangère à la discipline : le spectre de la relégation, comme c’est le cas pour les clubs de football, de rugby, de basket…
Impossible, ainsi, pour le Valencien, de compter sur le vétéran Alejandro Valverde, lauréat du maillot arc-en-ciel en 2018 et monté à six autres occasions sur un podium mondial. La Movistar, sa formation de marque, a fait de son maintien en World Tour, la première division du cyclisme sur route, son unique priorité des prochaines semaines. Quitte à priver ses coureurs de l’une des échéances les plus attendues de la saison et à tarir le vivier de la sélection nationale ibérique.
Le sentiment d’urgence qui semble avoir envahi une partie du peloton face à la perspective d’une possible descente en deuxième division ferait presque oublier que l’affaire n’est pas nouvelle. C’est en 2018 que l’Union cycliste internationale (UCI) a adopté une réforme du circuit professionnel. Un de ses objectifs ? Mieux prendre en compte le mérite sportif des équipes, dans un système jusqu’alors fermé et relativement opaque.
Depuis le 1er janvier 2020, les dix-huit licences World Tour sont attribuées pour une durée de trois ans et un classement général regroupant tous les échelons de la discipline a été instauré : ce dernier est établi grâce aux cumuls des points récoltés sur trois ans par les dix meilleurs coureurs de chaque formation sur les courses professionnelles, de la plus prestigieuse à la plus modeste.
Cette première séquence du nouveau système de classification s’achève à la fin de la saison en cours. Le décompte sera arrêté au soir du 18 octobre et, dans le courant du mois de novembre, seront dévoilés les noms des dix-huit équipes qui composeront le gratin mondial jusqu’en 2025.
En l’état actuel, les équipes israélienne Israel-Premier Tech et belge Lotto-Soudal céderaient leur place dans l’élite aux équipes belge Alpecin-Deceuninck et française Arkéa-Samsic, deux formations de seconde division (Pro Teams). Mais la Movistar, l’australienne BikeExchange, l’américaine EF Education-EasyPost et la française Cofidis ne sont pas encore complètement tirées d’affaire.
« A sa place, j’aurais fait pareil, pour être franc »
« Beaucoup d’équipes ont péché par excès de confiance. Elles n’ont réalisé que vers le printemps de cette saison que l’affaire serait plus compliquée qu’escompté, car le système de points ne dépend pas que d’elles, mais aussi des performances des autres », souligne le journaliste espagnol Raul Banqueri, qui suit, pour le site spécialisé Lanterne rouge, cette « lutte contre la relégation ».
Comme Pascual Momparler, Thomas Voeckler a dû jongler avec cet élément au moment de composer son groupe pour le Mondial. « Pour être honnête, j’aurais bien aimé avoir Bryan Coquard, mais j’ai appelé Cyril Vasseur [le manageur général de Cofidis] et il m’a dit que c’était compliqué parce qu’il avait besoin de lui pour marquer des points, raconte le sélectionneur de l’équipe de France. Je lui ai répondu que je comprenais parce qu’à sa place j’aurais fait pareil. Chacun a sa boutique à faire tourner et il y a des emplois derrière. Chacun défend ses intérêts, il faut le respecter. »
« Dans le cyclisme, ce n’est pas promotion/relégation, c’est promotion/mort », Jonathan Vaughters, manageur général d’EF Education-EasyPost
Evoluer en World Tour garantit un accès aux plus grandes dates du circuit, comme les Grands Tours ou les Monuments, les épreuves d’un jour les plus cotées. Un enjeu de taille pour des équipes dont le modèle économique repose sur le sponsoring et les investissements publicitaires. « Dans le cyclisme, ce n’est pas promotion/relégation, c’est promotion/mort », faisait valoir le manageur général d’EF Education-EasyPost, Jonathan Vaughters, sur la chaîne américaine NBC, lors du Tour d’Espagne, début septembre.
Au-delà du maintien dans l’élite se pose aussi la question des « wild cards », ces invitations aux événements les plus prestigieux accordées aux équipes de deuxième division. Dans sa réforme de 2018, l’UCI prévoit que deux d’entre elles soient automatiquement allouées aux meilleures Pro Teams sur la base des performances de l’année précédente. Actuellement devancée sur cet aspect par l’autre relégable Lotto-Soudal et par TotalEnergies (qui évolue en 2e division), Israel-Premier Tech ne serait nullement assurée de bénéficier des jokers restant à la discrétion des organisateurs.
Concentrer ses forces sur le « calendrier alternatif »
Malgré la menace du déclassement, certaines formations ont tout de même accepté d’envoyer leurs coureurs-phares en Australie. C’est le cas, par exemple, de Magnus Cort et Alberto Bettiol pour EF Education-EasyPost, ou encore de Michael Matthews et Matteo Sobrero pour BikeExchange. Il faut dire que la course en ligne des Championnats du monde est l’une des plus grandes pourvoyeuses des fameux points – 600 pour le gagnant, le contre-la-montre en octroyant 350, en cas de victoire.
Mais, pour beaucoup, les chances sont trop minces et la concurrence trop rude, avec des Wout van Aert, Tadej Pogacar et autres Mathieu van der Poel aiguisés pour l’occasion. L’édition 2022 se déroulant à l’autre bout du monde, les équipes de marque se priveraient, en outre, pendant une semaine au moins, de leurs meilleurs éléments, sans compter les effets du voyage et du décalage horaire sur les organismes… Le calcul est vite fait.
A fortiori quand on sait que des courses de deuxième, voire troisième niveau, récompensent parfois davantage qu’une place d’honneur sur une épreuve renommée. Le Tour de France, par exemple, rapporte 1 000 points au vainqueur du classement général, mais lever les bras sur une des 21 étapes ne vaut que 120 points, et une sixième place… rien. A contrario, un succès sur la Polynormande, course d’un jour de la Coupe de France, permet d’empocher 125 points, et une sixième place, encore 40 points. Ce dimanche 14 août, six équipes du World Tour en ont pris le départ. Elles n’étaient que trois en 2021, seulement deux en 2019.
Pour Raul Banqueri, le constat est sans appel : le système est fait de telle manière qu’il est plus judicieux de concentrer ses forces sur le « calendrier alternatif », comprendre les épreuves des échelons inférieurs, encore nombreuses d’ici à la fin de la saison en Europe et au plateau moins relevé.
L’option a été retenue par la Lotto-Soudal, dont le sprinteur belge Arnaud De Lie et son compatriote spécialiste du chrono Victor Campenaerts affichent un planning chargé jusqu’à la fin de la saison. Le 25 septembre, en lieu et place de la course en ligne des Mondiaux, les deux hommes seront sur la classique Paris-Chauny.
Malgré les critiques de nombreux acteurs du cyclisme professionnel et leurs appels à l’abolition d’un système jugé absurde, l’UCI a balayé toute remise en cause de ces règles, insistant sur le fait que celles-ci avaient été entérinées « à l’unanimité » par le Conseil du cyclisme professionnel, au sein duquel sont représentées les associations des coureurs, des équipes et des organisateurs.
On pourra avancer que ladite réforme aura eu au moins pour vertu de mettre en lumière des courses de second rang, dont beaucoup avaient été durement touchées par la crise sanitaire. Pour preuve : six formations du World Tour seront représentées au Tour de Langkawi (Malaisie), du 11 au 18 octobre. En 2020, seule la sud-africaine NTT Pro Cycling avait fait le déplacement.
Des Mondiaux trop loin et/ou trop cher pour une partie du peloton
Indépendamment de la lutte pour le maintien en première division (World Tour) de certaines équipes de marque, plusieurs coureurs ont choisi de faire l’impasse sur les Mondiaux. Les Danois Mads Pedersen, champion du monde en 2019, et Jonas Vingegaard, vainqueur du dernier Tour de France, par exemple, pour des raisons familiales. L’Equatorien Richard Carapaz, vainqueur de trois étapes sur la Vuelta, et le Britannique Tom Pidcock, victorieux de la 12e étape de la Grande Boucle à l’Alpe d’Huez, ont invoqué la fatigue accumulée. « C’est un déplacement coûteux en énergie avec un tel décalage horaire », a lui aussi fait valoir le Français Benoît Cosnefroy. Certaines sélections n’ont pas trouvé les moyens financiers, à l’image de l’Irlande, qui a annulé sa venue. La Nouvelle-Zélande – dont la plupart des professionnels sont basés en Europe – n’enverra qu’un coureur au lieu de sept. Le Canada, lui, se passera de ses coureurs de World Tour, qui ont exclu toute participation quand la fédération leur a demandé de payer leur billet d’avion.