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Comment se sentir marocain quand on vit et grandit en Suisse italienne ? Se construit-on sur la base de documents administratifs ? A partir d’un espace géographique ? Grâce aux relations familiales ou sentimentales ? L’identité est une question complexe autant que personnelle, on le comprend à la lecture de Grains noirs, le premier roman d’Alexandre Hmine. Le texte raconte une vie marquée par la honte, l’absence et la distance ; le parcours d’un enfant né d’une mère célibataire de 17 ans que le respect des convenances a poussée à quitter son pays natal pour accoucher à l’étranger.
On est au milieu des années 1970, la société maghrébine n’est pas tendre avec les femmes « coupables » de relations hors mariage. La jeune mère confie son bébé à une veuve âgée, Elvézia, qui va se charger de l’éduquer. Environ trois décennies plus tard, l’enfant devenu adulte se remémore sa trajectoire à partir des mille et un souvenirs qui lui reviennent et qu’il égrène en narrateur entre les pages de son roman.
On est au milieu des années 1970, la société maghrébine n’est pas tendre avec les femmes « coupables » de relations hors mariage
D’un bout à l’autre du livre, les scènes se succèdent tels des flashs, du plus infime au plus intime. Mais si le choix d’un axe chronologique permet d’ordonner le passage des années, c’est avant tout un balancement permanent qu’on ressent à la lecture. On passe ainsi de l’intériorité du protagoniste à son environnement, de l’âpreté hivernale des montagnes du Tessin à la chaleur estivale des repas marocains, du silence bourru de la tutrice (« L’Elvezia me rappelle de ne pas hurler, à cause de son appareil auditif qui siffle. Elle est en train de préparer un flan au caramel ») aux éclats de voix de sa famille marocaine lorsque, au bout de quelques années, le jeune homme assiste enfin au mariage de sa mère (« Marocains qui s’incrustent et Marocains invités, Marocains mal fringués et Marocains cravatés. Ils bavardent, ils mangent, ils dansent »).
Recherche d’équilibre
La recherche d’équilibre est continuelle pour celui qui partage sa vie quotidienne avec une grand-mère d’adoption et qui, plus exceptionnellement, reçoit les visites d’une mère souvent plus proche d’une sœur que d’une éducatrice. Faute de fratrie, le garçon rejoint la fraternité de ses camarades de club sportif, avec lesquels il partage une même passion pour le football. Faute de père, il fait l’apprentissage de la virilité en prenant modèle sur les amoureux successifs de sa mère :
« Le fiancé de ma mère a proposé de m’apprendre à me raser. Il s’est chargé de prendre tout le nécessaire. On s’est installés dans la petite salle de bains. Je suis assis sur le tabouret rouge, torse nu, le visage couvert de mousse à raser. Je perçois les voix de l’Elvezia et de ma mère qui sont au salon. Mais je n’entends pas ce qu’elles disent. J’écoute les explications de son fiancé. Je saisis le miroir pour suivre et mieux comprendre. »
On suit les variations de température du héros, on le voit grandir, vivre ses premiers émois physiques et sentimentaux. Régulièrement, certains sujets sensibles – langue, religion, habitudes alimentaires… – le placent dans des situations critiques. Il parle italien et même un patois local, mais pas arabe : « [Le douanier] referme mon passeport et commence à parler. Qu’est-ce qu’il dit ? Je lève le bras et je clarifie : Je ne parle pas arabe. Achnou ? Stupeur. Un Marocain qui ne parle pas arabe. Mais pourquoi ? Alach ? » L’incompréhension est totale aussi lors d’un dîner chez les parents d’un ami suisse :
« Sa mère me demande : Tu ne veux pas une tranche de jambon ? Son père prend la parole. Il tient à me rassurer sur la qualité du jambon, vraiment délicieux, à s’en lécher les babines, il l’a acheté chez son boucher, l’essayer c’est l’adopter, ça n’a rien à voir avec la charcuterie des supermarchés. La gêne augmente. Il ajoute : Mais le cordon bleu, ça, tu en manges ? Je secoue la tête. Il n’arrive pas à s’en remettre. »
Tristesse et cocasserie
Jamais caricatural, Alexandre Hmine sait moduler son discours, ne chargeant jamais un côté de la balance plus qu’un autre, laissant affleurer la tristesse ou au contraire la cocasserie.
« Sur un ton presque autoritaire, [ma mère] me dit que je devrais commencer à faire le ramadan, je ne suis plus un gamin. Je lui demande avec ironie : Le Rabadan, tu veux dire ? Mais oui, bien sûr, le carnaval tessinois – musique assourdissante, danse, couleurs criardes, une beuverie qui dure jusqu’au bout de la nuit. Pas d’inquiétude ! »
Le narrateur acquiert ainsi, au fil des ans, une grande agilité d’esprit et l’habitude de circuler entre deux cultures, qui va l’aider peu à peu à trouver sa voie. Et c’est ainsi que de pièce rapportée de sa famille, il devient l’habitant d’une frontière entre deux mondes, créant l’unicité à partir de son hybridité.
Le narrateur parvient à réduire la fracture interne de son être pour donner naissance à une nouvelle version de lui-même
Certains de ceux qui l’entourent l’ont compris, telle sa tante marocaine installée depuis longtemps en Suisse, chez qui il aime régulièrement se rendre : « Je suis content. Chez elle, on me traite toujours avec beaucoup d’égards. Elle est attentionnée et généreuse. Elle me prépare toutes sortes de plats, en mélangeant parfois les cuisines maghrébine, italienne et suisse. » L’Elvézia également l’avait compris quand elle lui a offert le cadeau précieux d’une affection sans faille, derrière sa rudesse de façade. C’est ainsi qu’au fil du temps, le narrateur parvient à réduire la fracture interne de son être pour donner naissance à une nouvelle version de lui-même.
Né en Suisse, Alexandre Hmine porte un nom arabe écrit en italien. A travers la subtilité de son narrateur, il nous propose de redéfinir le concept d’identité à partir des choix personnels, des ressentis et des émotions de chacun. Et pourquoi pas aussi d’en jouer ? « Je vérifie mes deux réservations. Ici, mon nom européen. Et là, mon nom arabe », s’amuse-t-il, nous rappelant au passage que tout cela n’a peut-être finalement pas tellement d’importance.
Grains noirs, d’Alexandre Hmine, traduit de l’italien par Lucie Tardin, éd. Zoé, 288 pages, 22 euros.