Le sommet de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), qui s’est tenu ce week-end en Tunisie, a souligné un vrai paradoxe de la langue française : si le nombre de francophones augmente sur le plan démographique, l’apprentissage de la langue française est lui en perte de vitesse. Les dirigeants ont donc plaidé pour une « reconquête » du français. Un « tournant » dans les rencontres de l’OIF, selon certains observateurs.
« Reconquête », le terme est lâché par Emmanuel Macron à son arrivée au dix-huitième sommet de la francophonie, qui s’est tenu les 19 et 20 novembre, à Djerba, en Tunisie. « Ce mot a parfois été utilisé par d’autres à mauvais escient, mais c’est un mot d’ambition portée et de voyage qui doit se poursuivre », a précisé le président français, faisant allusion au parti Reconquête d’Éric Zemmour sans jamais le nommer. « On doit avoir un projet de reconquête », a-t-il poursuivi, exhortant à rendre de nouveau la langue française « hospitalière » en montrant que l’on peut parler un français qui n’est « pas forcément académique », mais une langue facilitant le commerce. Pour le continent africain, « c’est la vraie langue universelle », « la francophonie c’est la langue du panafricanisme », a-t-il encore observé.
Dans les faits, la langue française est bel et bien en perte de vitesse. Le président français, qui s’est entretenu avec de jeunes ambassadeurs de la francophonie pour vanter les louanges de la langue de Molière, a d’ailleurs appelé chacun à faire preuve de réalisme : « La francophonie s’étend par la démographie de certains pays […] mais il y a aussi des vrais reculs ». La planète compte actuellement 321 millions de francophones et les projections font état de 750 millions en 2050. Pourtant, « dans les pays du Maghreb, on parle moins français qu’il y vingt ou trente ans », a opiné le chef d’État français, à titre d’exemple invoquant notamment « des formes de résistances quasi politiques », la facilité d’usage de l’anglais ou encore la difficulté d’accéder à des livres en français à des prix abordables.
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Le français, une langue « fragile »
Pour les observateurs de la francophonie, il convient en effet de distinguer les locuteurs qui ont le français pour langue maternelle, qui représentent 25 % des francophones, des 75 % restants qui parlent le français comme deuxième langue. « En cela, le français reste une langue très fragile par rapport à d’autres car elle est en grande majorité transmise à l’école et donc tributaire de la politique mise en place dans le pays où on l’enseigne », explique Roger Pilhion, ancien collaborateur au ministère des Affaires étrangères et actuel administrateur de la Mission laïque française de l’Alliance française de Paris Île-de-France.
« On a notamment pu le voir au Rwanda qui a choisi, pour des raisons politiques, d’adhérer au Commonwealth en 2009 et supprimé l’enseignement du français dans les écoles l’année suivante. Ou bien dans les années 1990, lorsque les trois pays du Maghreb ont mis en place, pendant vingt-cinq ans, une politique d’arabisation de l’enseignement à l’école. À chaque fois, on a logiquement assisté à un net recul du français ».
Changement de cap
Joignant les mesures aux discours, les dirigeants soucieux de rejeter « tout combat de langues », ont préconisé une série de mesures concrètes destinées à investir et améliorer l’éducation en français sur le continent africain, par exemple. Autre chantier : renforcer la présence du français sur Internet et dans les organisations internationales, où le français est en recul, y compris au sein du bloc européen de l’OIF (Organisation internationale de la francophonie), deuxième plus important (19 pays) derrière l’Afrique (32 pays).
Louise Mushikiwabo, secrétaire générale de l’OIF, a aussi plaidé pour le renforcement du numérique, indispensable outil pédagogique pour permettre une meilleure diffusion du français à l’heure où les professeurs de français à l’étranger sont difficiles à trouver et les livres trop onéreux pour de nombreux pays en voie de développement.
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Le français doit aussi, selon les dirigeants de l’OIF, se développer dans la sphère économique. Des formations pour 250 000 jeunes sont ainsi prévues, des encouragements aux PME et des missions francophones, comme celles qui ont emmené 200 opérateurs économiques en Asie du Sud-Est, au Vietnam et au Cambodge, deux pays membres de l’OIF, au Rwanda ou au Gabon [qui a récemment aussi adhéré au Commonwelth]. Pour l’entrepreneuriat féminin, autre thématique du sommet, la secrétaire générale de l’OIF a appelé les États membres à financer davantage les projets du fonds « La Francophonie avec elles ».
« Ce sommet a marqué un véritable tournant avec les précédents, estime Roger Pilhion, le spécialiste des questions inhérentes à la francophonie. Il y a un vrai changement politique : la langue française a été la priorité de ce sommet. Il n’y a d’ailleurs pas eu de nouvelles adhésions de pays membres, comme c’est habituellement le cas lors de ces rencontres annuelles, car les dirigeants veulent à présent conditionner l’entrée des pays à l’OIF à des mesures concrètes en faveur du français ». Sur les 88 États adhérents de l’organisation, seul 36 sont des pays francophones. « Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’à l’avenir, on demande aux non-francophones de présenter des actions propres à diffuser le français pour rester au sein de l’organisation. Certains pays du Golfe comme le Qatar ou les Émirats arabes unis se sont d’ailleurs toujours montrés ouverts et pourraient proposer sans mal des mesures dans ce sens. »
La « francophonie d’action » d’Emmanuel Macron
Pour Roger Pilhion, cette nouvelle impulsion pour la langue française est en grande partie due à Emmanuel Macron et la France qui finance avec le Canada une grande partie des fonds de l’organisation. « Lors de son discours prononcé à l’Institut de France en 2018, il avait déjà montré un réel intérêt pour la francophonie. Aucun de ses prédécesseurs n’avait jusque-là montré pareil attachement. À travers de nombreux projets comme le dictionnaire francophone ou le musée de la francophonie à Villers-Cotterêts, il a montré une certaine détermination à œuvrer en faveur de la francophonie. » Rien d’étonnant donc à ce que le prochain sommet de 2024 soit prévu en France,… à Villers-Cotterêts.
Si Emmanuel Macron a prôné une « francophonie d’action », le président, tout comme les autres dirigeants, n’ont pas écarté pour autant la volonté de l’OIF de peser sur la scène politique et économique internationale. Le sommet des 88 pays membres du bloc francophone s’est d’ailleurs achevé, dimanche, en Tunisie, avec l’objectif affiché de peser plus dans le règlement de crises, notamment en Afrique. Sur l’île tunisienne, les travaux ont également porté sur la « défiance citoyenne », avec des populations lassées des « turbulences » politiques, notamment en Afrique de l’Ouest où se sont produits récemment des coups d’État au Mali ou au Burkina Faso. « Toutes les zones de conflit ont été sujettes à de longs débats », a détaillé l’ancienne cheffe de la diplomatie rwandaise, interrogée sur les tensions entre République démocratique du Congo et Rwanda, ou entre Arménie et Azerbaïdjan. « La Francophonie est une organisation qui soutient, un catalyseur [pour œuvrer] à la médiation entre les parties en conflit », a-t-elle souligné. « L’OIF a toujours œuvré et compte bien continuer à agir comme un petit ONU en Afrique. L’Organisation est très présente sur le continent, notamment lors d’élections », précise celui qui est aussi coauteur du livre « … Et le monde parlera français ».
À l’issue du sommet, les dirigeants de l’OIF sont chacun repartis satisfaits. « Djerba n’a pas déçu… La Tunisie n’a pas déçu », a scandé la secrétaire générale de l’OIF, Louise Mushikiwabo, lors d’une conférence de presse en clôture du sommet : « Nous sommes en route vers une francophonie de l’avenir, modernisée, beaucoup plus pertinente ». La suite à Villers-Cotterêts, en France donc, en 2024.