Le 25 juillet 2020 est une date marquée à l’encre noire pour les Mauriciens. Ce matin-là, les habitants de la Pointe d’Esny, située au sud-est de l’île, doivent se frotter les yeux en découvrant au réveil leur horizon bouché par la masse sombre du MV Wakashio. Le vraquier japonais gorgé de pétrole est empalé depuis la veille au soir sur les brisants, à quelques centaines de mètres seulement de la côte. Une semaine plus tard, les premières fuites d’hydrocarbures s’échappaient de la coque pour souiller le lagon jusqu’alors immaculé, provoquant la première marée noire de l’histoire du pays.
Deux ans plus tard, la nature a pansé ses plaies et, en apparence, la vie semble avoir repris sur le récif, débarrassé de l’épave de 300 mètres un mois seulement après l’accident. Mais si la catastrophe écologique tant redoutée à l’époque a su être évitée, le naufrage du MV Wakashio menace désormais de provoquer aussi celui de la classe politique mauricienne.
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Vite nettoyée en surface, la tâche d’huile a pourtant eu le temps de se diffuser en profondeur, jusqu’à engluer le gouvernement et son Premier ministre, Pravind Jugnauth, plus que jamais contesté à Maurice pour sa gestion d’une crise dont les conséquences diplomatiques avec le Japon restent encore à mesurer.
Facture très salée
Au premier rang des mécontents, aujourd’hui encore, se trouvent les milliers de pêcheurs, de plaisanciers, de skippers, de commerçants en tout genre et d’hôteliers établis autour de la Pointe d’Esny, qui pendant de longs mois ont vu leurs revenus s’effondrer faute de poissons pour les uns et de touristes pour les autres, alors que l’île subissait dans le même temps les assauts de la pandémie de Covid-19.
Pris entre leur obligation juridique et leur devoir moral, les Japonais ont vite accepté de mettre la main à la poche. Et pour accélérer les choses, Pravind Jugnauth n’a pas hésité à jouer de toute son influence et de la culpabilité du gouvernement japonais pour que celui-ci fasse à son tour pression sur le Japan P&I Club, l’assureur d’Okiyo Maritime Corp, filiale de l’armateur Nagashiki Shipping, propriétaire du MV Wakashio, battant pavillon panaméen et affrété en août 2020 par Mitsui O.S.K Lines pour rallier le Brésil depuis Singapour.
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Les premiers dédommagements ont été décaissés en janvier 2021 par le Japan P&I Club, de 800 à 2 500 euros pour chaque particulier, en fonction de sa profession et des dommages propres qu’il a subi. L’assureur japonais a également accordé plus de 4 millions d’euros à l’État mauricien pour le rembourser des moyens – matériels et personnels – engagés pour lutter pendant plusieurs semaines contre la marée noire, ainsi que des fonds de solidarité versés par le gouvernement aux différents professionnels de la Pointe d’Esny, soit 225 euros par personne et par mois entre août 2020 et mars 2021. La compagnie d’assurance a enfin réglé la note pour l’enlèvement de l’épave et le nettoyage des côtes mazoutées, soit près de 25 millions de dollars (24,4 millions d’euros).
Au final, la facture s’élève pour l’instant à près de 33 millions d’euros pour les Japonais qui, pour ce prix, espéraient bien s’être acheté un peu de tranquillité. Surtout que dans le même temps, le gouvernement nippon a apporté son aide technique, notamment en matière de surveillance et de protection maritime. La catastrophe du Wakashio a ainsi largement contribué à faire de Maurice le premier des récipiendaires africains d’investissements directs étrangers (IDE) japonais en 2021. Ils sont pourtant loin du compte.
Selon la presse mauricienne, sur les 5 000 demandes individuelles enregistrées par le gouvernement, 2 321 ont été jusqu’à présents traitées. L’addition finale pourrait donc grimper de 11 millions de dollars supplémentaires. Trop salée pour Okiyo Maritime Corp, qui a saisi la Cour suprême mauricienne en novembre 2021 pour limiter les frais.
Anniversaire arrosé
L’armateur et son assureur s’appuient sur une convention maritime de 1976, signée par le Japon, Maurice et le Panama et qui établit une limitation des demandes d’indemnisation liées à la pollution, calculée dans le cas du MV Wakashio à un peu moins de 16 millions d’euros. Le gouvernement mauricien demande, lui, près du triple et a envoyé son ministre de la Justice, l’Attorney General Maneesh Gobin en première ligne, soutenir les autres plaignants mauriciens face au Japan P&I Club avec, selon de nombreux observateurs, de bonne chance de l’emporter. La bataille juridique promet de durer, pouvant aller jusqu’au Conseil privé de la reine si nécessaire.
Une procédure qui irrite au plus haut point Tokyo, et qui pourrait bien avoir des répercussions à plus long terme sur les relations bilatérales entre les deux pays. En attendant que la Cour suprême prenne sa décision, tout versement des indemnités a été gelé, à la demande du plaignant.
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Autres conclusions très attendues à Maurice, celles de la Commission d’enquête, mise en place par le gouvernement en septembre 2020 pour connaître les circonstances exactes du naufrage. Une procédure judiciaire a déjà eu lieu, qui a abouti le 27 décembre 2021 à la condamnation pour vingt mois d’emprisonnement du capitaine indien, Sunil Kumar Nandeshwar, et de son second sri lankais, Hitihanillage Subhoda Janendra Tilakaratna. Déjà placés en détention depuis seize mois et bénéficiant d’une remise de peine pour bonne conduite, les deux hommes sont retournés dans leurs pays respectifs quelques jours seulement après le verdict.
Mais si cette procédure a fait toute la lumière sur les raisons de l’accident, survenu pendant l’anniversaire particulièrement arrosé d’un mécanicien de l’équipage, la commission d’enquête, présidée par l’ancien procureur général de l’île, Abdurafeek Hamuth, travaille, elle, sur les réponses apportées à la catastrophe par les autorités mauriciennes. Ses conclusions ne devraient pas être communiquées officiellement avant la fin de cette année, mais déjà les premiers éléments d’information qui circulent à Port-Louis pointent les nombreuses insuffisances dont auraient fait preuve les institutions de l’île, entre la défaillance du système de surveillance des côtes, le non-respect de certaines procédures maritimes, la faiblesse des équipements mis à disposition des sauveteurs et surtout la lenteur avec laquelle le gouvernement mauricien semble avoir réagi face à la catastrophe. De quoi inquiéter et affaiblir encore un peu plus Pravind Jugnauth, déjà soupçonné de négligence au lendemain du naufrage.
Manifestations d’ampleur
Porté à la tête du gouvernement en 2017 par son père, l’ancien président et Premier ministre Anerood Jugnauth, au moment où ce dernier décidait de se retirer de la vie politique, l’héritier a certes remporté les législatives de 2019 sur son seul prénom, mais sans jamais convaincre qu’il était vraiment taillé pour le costume. Sa gestion de la pandémie reste marquée par l’effondrement de l’économie mauricienne, entrée en récession en 2020 après plus de quarante ans de croissance ininterrompue, au moment même où la marée noire venait assombrir l’image paradisiaque du pays. Deux événements vécus comme de véritables traumatismes par la société mauricienne, qui n’a pas tardé à demander des comptes à ses responsables politiques.
Le 29 août 2020, Port-Louis a ainsi connu l’une des plus grandes manifestations de son histoire. Près de 75 000 personnes, toutes tendances politiques confondues, ont défilé dans les rues de la capitale pour exprimer leur mécontentement, au cri de « Jugnauth, démission », demandant au Premier ministre des excuses qu’il s’est jusqu’à présent toujours refusé à formuler. Puis, très vite, la marche est devenue le réceptacle de toutes les frustrations, les manifestants dénonçant alors pêle-mêle la corruption, les inégalités sociales et un système politique qu’ils jugent au mieux sclérosé, au pire détourné au profit de quelques familles.
Un nouveau politique, haut en couleur
C’est aussi et surtout la première apparition publique de Jean Bruneau Laurette. Se présentant comme un défenseur de l’environnement et comptant parmi les premiers volontaires à se rendre à la Pointe d’Esny pour lutter contre la marée noire, il se fait connaître des Mauriciens en prenant la tête de cette manifestation. Personnage haut en couleur, il n’hésite pas à rentrer dans une logique de confrontation et à jouer des sentiments les plus populistes pour se présenter comme une alternative face aux tenants traditionnels du pouvoir. Il franchit le pas en créant, le 1er mars 2022, Linion Pep Morisien (LPM), son propre parti politique, le premier à voir le jour sur l’île depuis au moins trois décennies.
Relayant les pires thèses conspirationnistes durant la pandémie, il ethnicise aujourd’hui son discours pour bien souligner sa différence, défendant la cause des populations créoles, laissées pour compte selon lui de l’oligarchie d’origine hindoue qui gouverne le pays depuis son indépendance. Bien que jugés fantaisistes et outranciers par les vieux briscards de la politique mauricienne, ses arguments rassemblent aujourd’hui au-delà des clivages politiques traditionnels, s’appuyant avec un certain succès sur la colère et la défiance d’une grande partie de la population pour se voir lui-même, à 48 ans, comme celui qui est appelé à « renverser le système ». Et si possible rapidement.
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Face à une classe politique qui, majorité et opposition confondues, reste engoncée dans ses habitudes et son immobilisme, lui prône au contraire le changement à tout va, à commencer par celui du calendrier électoral. Il a déjà plusieurs fois insisté publiquement pour que les prochaines élections générales, prévues en 2024, soient anticipées. Une envie d’en découdre vite que semble également partager une large partie de la population. Un sondage publié en mai montre que 82 % des Mauriciens se disent prêts à aller voter dès maintenant, avec la volonté marquée de punir leurs responsables politiques.
Aucun d’entre eux ne trouve en effet grâce à leurs yeux, pas plus Jean Bruneau Laurette que les autres. Le leader du LPM est crédité de 1 % des intentions de vote et vient donc loin derrière l’actuel Premier ministre qui, en recueillant 21 % de l’électorat sur son nom, sauverait son fauteuil au prix d’une nouvelle coalition dont la conséquence première serait de maintenir en place un système contesté. Les conséquences du naufrage du MV Wakashio n’ont donc pas fini de se faire sentir à Maurice, débordant au fil des mois de la seule problématique environnementale pour provoquer peut-être, à terme, une véritable lame de fond dans le grand jeu politique du pays.