in

au Soudan du Sud, trois psychiatres pour tout un pays

au Soudan du Sud, trois psychiatres pour tout un pays


Pour ne rien manquer de l’actualité africaine, inscrivez-vous à la newsletter du « Monde Afrique » depuis ce lien. Chaque samedi à 6 heures, retrouvez une semaine d’actualité et de débats traitée par la rédaction du « Monde Afrique ».

Atong Ayuel, psychiatre et directrice du pavillon de psychiatrie de l’hôpital universitaire de Juba, où douze lits peuvent accueillir des personnes atteintes de pathologies mentales, en octobre 2022.

Le ventilateur plafonnier est figé faute d’électricité, mais une brise s’engouffre par la fenêtre, rafraîchissant la petite salle de consultation aux murs vert pastel. La docteure Atong Ayuel n’a pas encore eu le temps d’avaler son petit-déjeuner, des « leggemat » – de petits beignets vendus dans la rue – enveloppés dans un sac en plastique et posés sur son bureau. La psychiatre sud-soudanaise ne cache pas son épuisement : entre deux consultations, elle pose sa tête sur ses bras croisés et ferme les yeux.

En ce vendredi d’octobre, une semaine très chargée s’achève pour la spécialiste, qui se bat à différents niveaux pour développer le secteur de la santé mentale dans son pays. Formée à Khartoum, au Soudan, Atong Ayuel, 40 ans et mère de trois enfants, dirige le service de psychiatrie de l’hôpital universitaire de Juba, la capitale sud-soudanaise, depuis 2014 ainsi que le département de santé mentale du ministère de la santé, depuis sa création en 2015. A ce titre, elle a développé et vient tout juste de faire amender par les différents acteurs du secteur son « plan stratégique ». Celui-ci vise, en cinq ans et pour un coût évalué à quelque 18 millions de dollars, « à faire en sorte que 80 % des Sud-Soudanais ruraux aient accès à des soins de santé mentale de base ».

Episode 1 La santé mentale, un tabou persistant en Afrique

Ce type de prise en charge est en effet quasi inexistant au Soudan du Sud, malgré les traumatismes engendrés par une succession de guerres civiles depuis des décennies. Une étude réalisée en 2009 sur un échantillon de la population de la ville de Juba avait « fourni des preuves de niveaux élevés de détresse mentale », estimant que 36 % des personnes souffraient de stress post-traumatique et 50 % « répondaient aux critères de symptômes de la dépression ».

Selon l’OMS, en 2019, le pays connaissait le 4taux de suicide le plus élevé d’Afrique (et le 13dans le monde). Mais le domaine reste « globalement sous-financé » et le manque de données empêche de mesurer précisément le phénomène – ce n’est qu’en 2021 qu’une « collecte systématique de données sur la santé mentale » a été entreprise dans cinq des dix Etats régionaux du pays.

La seule à exercer à l’hôpital public

Si des ONG font du soutien psychosocial et proposent même, pour certaines, des soins psychiatriques spécialisés, il n’y a que trois psychiatres sud-soudanais dans tout le pays pour quelque 12 millions d’habitants. Et Atong Ayuel est la seule d’entre eux à exercer à l’hôpital public.

« Les besoins sont immenses ! », lâche celle qui a choisi cette voie envers et contre les critiques de ses pairs et de sa famille. « J’étais deuxième de ma promotion en faculté de médecine, les gens me disaient que m’orienter vers la psychiatrie était un gâchis », se remémore-t-elle. Initialement attirée par la pédiatrie, c’est lors de son stage pratique dans un hôpital du Bahr-El-Ghazal occidental, sa région d’origine située à l’ouest de l’actuel Soudan du Sud (le pays est devenu indépendant du Soudan en 2011), qu’elle a changé d’avis.

Dans un bureau du pavillon de psychiatrie de l’hôpital universitaire de Juba, en octobre 2022. Au premier plan, la psychiatre Atong Ayuel, directrice du lieu.

« Face aux patients présentant des troubles psychiatriques, j’ai réalisé mon impuissance, se souvient-elle. Nous n’avions aucune autre solution que de les mettre en prison. J’ai eu le sentiment de ne servir à rien et cela m’a motivée à me spécialiser en psychiatrie. » Elle effectue son master au sein du Sudan Medical Specialization Board et prend les rênes du service de psychiatrie de l’hôpital universitaire de Juba dès la fin de ses études.

A l’époque, « il n’y avait pas de dossier de patients, pas de psychologues qualifiés, et le service ne fonctionnait que quelques heures par jour », se souvient-elle. L’équipe compte aujourd’hui huit psychologues, infirmiers et médecins qui assurent les soins sans interruption. Pour leurs troubles psychotiques, dépressions ou encore troubles de l’humeur, les patients ont accès à des traitements dispensés par des ONG partenaires.

Une capacité de douze lits

« Actuellement, les pathologies les plus courantes sont celles liées à l’abus de substances comme l’alcool et le cannabis, qui peuvent provoquer des psychoses », explique Atong Ayuel, assise à la grande table de l’infirmerie où plusieurs dossiers de patients admis sont disposés. Des comportements qui indiquent « la présence de traumatismes en partie intergénérationnels et des tentatives de se soigner soi-même », continue-t-elle.

Situé aux confins du complexe de l’hôpital universitaire de Juba, isolé par un grillage et disposant de son propre accès sur la rue, le service de psychiatrie – le « ward 11 » – comporte un bâtiment d’une capacité de douze lits, ainsi qu’une petite annexe dédiée aux consultations en ambulatoire. Il fait sombre. Les murs défraîchis et les fenêtres barrées de fer ajoutent à l’ambiance lugubre.

Episode 2 Emilienne Mukansoro, pionnière de la thérapie de groupe au Rwanda

Dans le couloir, un interné dort avec une chaîne autour de la cheville. « Nous lui avons administré un sédatif », explique Atong Ayuel, tout en minimisant le boucan qu’un autre patient crée en tambourinant sur sa fenêtre. « Lui, nous songeons à l’emmener à la prison centrale de Juba, car nous n’avons pas la capacité de faire face aux personnes violentes », explique-t-elle. Faute de structure adaptée, un quartier est dédié aux patients très agités au sein de l’établissement pénitentiaire de la capitale sud-soudanaise.

Car, malgré les progrès accomplis pour améliorer le service, les difficultés persistent. « Nous sommes le département le moins bien financé de l’hôpital, nous n’avons pas de quoi rénover nos locaux et nos employés sont peu motivés à cause des bas salaires », explique la directrice, dont le salaire n’atteint que 5 600 livres sud-soudanaises par mois (quelque 10 euros), « et il n’est même pas payé régulièrement ». Elle tire l’essentiel de ses revenus de son activité dans sa clinique privée. Et subvient ainsi aux besoins de ses enfants tout en continuant à se dévouer pour, dit-elle, « construire la nation sud-soudanaise ».

Pas moins de 64 groupes ethniques

Bari, Nuer, Dinka, Acholi, Luo… Atong Ayuel se vante d’ailleurs d’avoir acquis le vocabulaire suffisant pour poser des diagnostics dans nombre de langues sud-soudanaises. « Je me trompe rarement ! », lance-t-elle, forte de ses missions répétées à l’intérieur du pays. Elle a pu mesurer les défis de la diffusion d’outils tels que le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Health Disorders (DSM) de l’American Psychiatric Association (APA), pour la classification des troubles mentaux à l’aide de critères standards.

« Nous l’avons étudié en anglais », tient-elle à rappeler. Avec une multiplicité de langues et de cultures – on ne recense pas moins de 64 groupes ethniques au Soudan du Sud –, « je me suis rendue compte qu’il fallait contextualiser, en prenant le temps de discuter avec les communautés pour traduire les symptômes et les maladies, dont ils pensent souvent qu’elles n’en sont pas ».

Lire aussi « En Afrique, les malades mentaux meurent dans l’indifférence générale »

Ensuite, il faut « les convaincre d’essayer ma méthode, faire un pacte avec eux ». Elle narre volontiers son expérience auprès d’un guérisseur, dans l’Etat de Warrap, en 2016. Ce médecin traditionnel maintenait, dans un lieu reculé, plus de treize malades présentant des signes de pathologies mentales enchaînés à des arbres depuis des années. Ils passaient leur temps à hurler. Mettant sa réputation et sa crédibilité en jeu, « Docteur Atong » a réussi à le persuader de la laisser emmener ces personnes à l’hôpital. « Depuis, le calme est revenu et ce lieu a fermé pour de bon », souligne-t-elle.

Sommaire de notre série « L’Afrique en thérapie »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

A Berlin, vives critiques autour du projet d’extension de la chancellerie fédérale

A Berlin, vives critiques autour du projet d’extension de la chancellerie fédérale

Cancer en phase terminale: Santé Canada va voir ce qu’il peut faire pour une jeune femme de 19 ans

Cancer en phase terminale: Santé Canada va voir ce qu’il peut faire pour une jeune femme de 19 ans