Un jeune retraité est mort assassiné après que la police de Trois-Rivières eut minimisé les plaintes répétées d’une femme victime de violence conjugale.
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Josée Laurendeau a frôlé la mort le 8 octobre 2020 lorsque des projectiles d’arme à feu ont fracassé sa porte-fenêtre. Son nouveau conjoint, lui, a eu moins de chance. Atteint de quatre balles à l’abdomen et à la tête, Mario Lalonde a succombé à ses blessures une semaine plus tard.
- Écoutez l’entrevue avec Annick Brazeau à l’émission de Philippe-Vincent Foisy diffusée chaque jour en direct 7 h 45 h via QUB radio :
Fraîchement retraité, l’entrepreneur de 58 ans maniaque de golf avait plusieurs belles années devant lui. Mais celui qui espérait tant être grand-père n’a pas eu la chance de rencontrer sa petite-fille Ève, née 10 mois après sa mort.
Le père de famille a été tué par Claude Bergeron, l’ex-conjoint contrôlant et jaloux de Josée Laurendeau, qui a ensuite retourné l’arme contre lui.
Problème connu
À l’aide de documents et de témoignages, notre Bureau d’enquête a pu retracer le fil troublant des événements qui ont mené à ce meurtre.
Selon les proches de Mario Lalonde, ce drame était évitable (voir autre texte). Nous avons découvert que la police de Trois-Rivières s’était rendue chez Mme Laurendeau à de multiples reprises dans les semaines précédant le meurtre.
Si souvent en fait, que lors de l’ultime appel 911, des agents ont identifié sans hésitation le suspect potentiel sur les ondes radio.
Agression armée, méfait, introduction par effraction, vol d’identité : quatre plaintes avaient été déposées contre Claude Bergeron en 11 jours, sans qu’il soit arrêté ou interrogé.
« Il y a plusieurs choses qui auraient dû lever des drapeaux rouges », estime l’ancien inspecteur de la police de Montréal André Durocher.
Mme Laurendeau ne semble pas avoir été prise au sérieux, si l’on se fie aux rapports des policiers impliqués, dont nous avons obtenu copie.
« Josée a porté plainte, et ça a fini en meurtre et en suicide. Les policiers ont pris ça à la légère. Ils auraient pu sauver deux vies et plusieurs traumatismes », illustre son ami Gilles Laferrière, lui-même ex-policier montréalais.
Changer les mentalités
La dame de 57 ans a accepté de se confier à notre Bureau d’enquête en espérant faire changer les mentalités policières afin qu’aucune autre femme ne vive le même traumatisme qu’elle.
Après 16 ans de vie commune, elle avait décidé de mettre fin à sa relation avec Claude Bergeron, à l’hiver 2020.
«J’ai appris qu’il me trompait avec plein de femmes. Je l’ai confronté et il me l’a avoué. J’ai dit : “C’est fini”. Il m’a dit : “Il n’y a personne d’autre que moi qui va être avec toi. Je vais te faire disparaître” », décrit-elle.
Dès lors, Bergeron serait devenu complètement paranoïaque, selon un couple qui connaît les trois personnes impliquées.
« Claude commençait à être épeurant. Il suivait Josée partout », relate Caroline Labelle.
« Il a complètement changé quand elle l’a laissé, il a disjoncté », ajoute son mari, Gérard Cyr.
Quatre plaintes en 11 jours n’ont pas été prises au sérieux
Les policiers ont eu plusieurs occasions d’arrêter Claude Bergeron avant qu’il ne commette un meurtre
■ Mai 2004 : Josée Laurendeau rencontre Claude Bergeron.
■ Hiver 2020 : Informée de plusieurs infidélités, Josée met fin à sa relation avec Claude alors qu’ils sont en Floride. Elle rencontre Mario Lalonde à la même période. C’est le coup de foudre de part et d’autre.
■ Mars 2020 : Claude tente de reconquérir Josée, qui maintient sa position. Il lui met un couteau sous la gorge. Rambo, le berger allemand de Josée, s’interpose. Claude menace de se suicider et est hospitalisé.
Selon nos sources, le personnel note que Josée est « victime de violence conjugale », que le contrôle de Claude à son égard est « majeur » et qu’il y a un « risque important » qu’elle soit en danger.
■ Été 2020 : Claude refuse de quitter la maison. Il ne va pas bien et maigrit à vue d’œil. Craintive, Josée passe ses week-ends chez Mario, dans les Laurentides.
■ 22 septembre 2020 : Claude porte plainte pour vol de véhicule et vol de plus de 200 000 $ comptant. Il suspecte Josée, qui nie fermement. Claude dit aux policiers que Josée doit lui racheter sa part de la résidence. Or, une simple vérification au registre foncier aurait permis de constater que la maison n’appartient qu’à Josée depuis l’achat en 2011.
Le policier ne rencontre pas Josée, mais conclut « qu’il est évident [qu’elle] a un lien avec le vol ».
■ 24 septembre 2020 : Josée croit apercevoir Claude avec une arme. Elle part en trombe avec sa voiture, mais ne se rend pas loin, car du sucre a été mis dans son huile. Dommages de plus de 5000 $.
Le même jour, Claude signe un testament olographe dans lequel il lègue tous ses biens à son frère Yves, plutôt qu’à Josée. Ce document est contesté en Cour supérieure.
■ 27 septembre 2020 : Josée trouve sa maison complètement vide. Elle porte plainte contre Claude et décrit à un policier la violence dont elle a été victime. Josée veut que Claude quitte son domicile, mais l’agent dit qu’il ne peut pas l’expulser.
Josée précise que Claude possède des armes. Après vérification au Centre de renseignements policiers du Québec, l’agent note qu’aucune arme n’est enregistrée à son nom. Il ne pousse pas ses recherches plus loin. Le policier croit qu’il s’agit d’« une histoire de vengeance ».
« Dans le présent dossier, je doute de la crédibilité et du motif de porter plainte de madame. D’une part, celle-ci veut porter plainte de situations qui se sont passé il y [a] environ cinq mois quand celles-ci aurait été justifié de nous téléphoner sur le moment même. De plus, celle-ci mentionne avoir peur de Monsieur, toutefois, elle a cohabité avec lui chambre à part depuis l’agression armée [sic]. »
■ 30 septembre 2020 : Claude entre par effraction chez Josée par une fenêtre du sous-sol. Un voisin est témoin de la scène. La police se rend sur place, mais aucun rapport n’est fait sur le moment.
Un policier note : « Conseils donnés à la dame et référée au civil ».
« On voit que [Claude] est capable de passer de la parole aux actes, ça escalade. Pourquoi les policiers n’ont pas procédé à son arrestation à ce moment-là pour qu’un juge lui impose des conditions ? Peut-être qu’ils avaient des bonnes raisons, mais ça mérite explication », avance l’ex-inspecteur de la police de Montréal André Durocher.
Le même jour, Claude mentionne à un voisin qu’il a tout perdu, en référence à sa relation et au prétendu vol de 200 000 $.
Il ajoute que s’il n’y a pas de résultat au niveau de l’enquête policière, il allait régler le problème lui-même, car il n’avait plus rien à perdre.
C’est la Sûreté du Québec (SQ) qui a rencontré ce témoin, après le meurtre.
■ 3 octobre 2020 : Découragée, Josée demande conseil à une avocate.
■ 5 octobre 2020 : Josée dit avoir vu Claude rôder autour de chez elle. Vers 15 h 30, son ami Gérard Cyr la convainc d’appeler le 911, même si elle a perdu confiance. Aucune patrouille ne vient.
L’avocate de Josée laisse un message à un enquêteur, et évoque une plainte en déontologie.
« Appeler moi-même la police parce que ma cliente n’est pas prise au sérieux, je n’avais jamais fait ça en 25 ans de carrière », note Me Nancy Provencher.
M. Cyr se tourne alors vers la Sûreté du Québec et demande l’intervention d’un autre corps de police.
Pendant qu’il est en ligne avec la SQ, Josée reçoit un appel de la police de Trois-Rivières.
Deux agents se rendront finalement sur place, vers 20 h 40. Un véhicule de Josée a été transféré au nom de Claude à son insu. Elle porte plainte pour vol d’identité.
■ 6 octobre 2020 : Claude se présente chez Josée avec deux policiers pour récupérer des effets. Josée lui refuse l’accès et contacte son avocate.
Un patrouilleur avise Josée qu’elle peut être accusée d’entrave. Me Provencher intervient et demande aux policiers de quitter le domicile.
Me Provencher reçoit un appel d’un lieutenant.
Il lui dit avoir « plusieurs dossiers de violence conjugale à traiter et que celui de madame ne semble pas urgent, car les faits relatés ne sont pas récents ».
Or, en matière de violence conjugale, les policiers doivent non seulement « assurer la sécurité et la protection de la [victime] et de ses proches », mais aussi évaluer les risques d’homicide, selon le Guide des pratiques policières du ministère de la Sécurité publique.
■ 7 octobre 2020 : Josée rencontre un enquêteur. Son témoignage est filmé. Elle parle à nouveau de l’introduction par effraction et du sucre dans son véhicule.
■ 8 octobre 2020 : Vers 12 h 20, un sergent-détective appelle Claude. Il veut le rencontrer concernant une plainte faite par Josée.
Sans attendre de l’avoir en face, il « lui explique au téléphone qu’une promesse de comparaître avec des conditions de remise en liberté lui seront émises… »
« Pourquoi lui dire d’avance pour la promesse ? C’est comme si l’enquêteur avait déjà tiré ses conclusions avant même de lui parler », analyse André Durocher.
Au lieu de se rendre au poste, Claude se rend chez Josée muni d’une arme. Il s’agissait d’une arme prohibée au Canada, qui n’était donc pas inscrite au registre.
Il assomme Mario avec un tuyau métallique, et fait feu en sa direction. Il tente ensuite de tuer Josée ainsi que son chien. Claude prend la fuite en voiture. La scène est filmée. Claude emboutit un camion de livraison. Cerné par des patrouilleurs, il retourne l’arme contre lui.
Dans sa résidence de Sainte-Ursule, les policiers trouvent une lettre datée du jour même stipulant « qu’il va régler ça aujourd’hui vers 3 h, c’est allé trop loin » et qu’il va « remettre les pendules à l’heure ».
La Sûreté du Québec est chargée du meurtre et le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI) évalue l’intervention des policiers.
■ Mars 2021 : Plainte déposée en déontologie policière. Elle est toujours en traitement à ce jour.
■ Juillet 2021 : Le BEI remet son rapport complet au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).
■ Juillet 2022 : Le DPCP annonce qu’aucune accusation criminelle ne sera portée contre les policiers de Trois-Rivières.
►La police de Trois-Rivières a refusé notre demande d’entrevue « pour ne pas nuire aux procédures judiciaires qui pourraient être entreprises devant le Comité de déontologie ».
« Il y a quelqu’un qui n’a pas fait sa job »
Maxime et Andréanne Lalonde sont catégoriques : la mort de leur père Mario aurait pu être évitée.
« La police s’est pointée là trois ou quatre fois avant les événements et, au final, il n’y a rien qui a été fait. Il y a vraiment quelque chose de louche là-dedans », laisse tomber l’aîné.
« Il y a quelqu’un qui n’a pas fait sa job quelque part », ajoute sa sœur.
Bien que ça ne leur ramènera pas leur « papa », Maxime et Andréanne Lalonde se sont confiés à notre Bureau d’enquête dans l’espoir d’obtenir les réponses qu’ils attendent depuis deux ans.
Même son de cloche du côté du meilleur ami de Mario Lalonde.
« Ce que je trouve dur, c’est qu’il y a eu des plaintes et que rien ne s’est passé. Les policiers étaient au courant, ils n’ont pas bougé, ils ont attendu que ça arrive et c’était trop tard », déplore Ghislain D’Amours, qui décrit la victime comme son « frère » des 40 dernières années.
Les proches de M. Lalonde veulent que les gestes de la police de Trois-Rivières soient passés au peigne fin et que leur procédure en matière de violence conjugale soit révisée.
Négligence criminelle ?
« Est-ce que le fait de ne pas faire ton travail comme il faut, et que ça résulte en mort d’homme, c’est de la négligence criminelle ? On ne parle pas d’une situation où les policiers ont eu à prendre une décision en une demi-seconde », fait valoir Maxime Lalonde.
Selon le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), « à la lumière des renseignements obtenus, il appert que la preuve ne révèle pas la commission d’une infraction criminelle ».
« Rappelons qu’il ne revient pas au procureur mandaté pour étudier un rapport d’enquête de se prononcer sur une possible faute civile ou déontologique », poursuit la porte-parole, Me Audrey Roy-Cloutier.
Mais le DPCP avait-il en main l’ensemble des éléments ou seulement ceux de la journée du 8 octobre 2020 ?
« Nous avons tenu compte des événements antérieurs également. Cela faisait partie du rapport d’enquête que nous avons soumis au DPCP », affirme Guy Lapointe, porte-parole du Bureau des enquêtes indépendantes.
Alors quelles options reste-t-il à la famille pour obtenir des réponses ?
Une enquête publique du coroner serait possible, mais elle n’est pas envisagée pour le moment.
Une plainte en déontologie policière a été déposée il y a un an et demi, mais rien ne bouge.
Maxime Lalonde a même envisagé la possibilité de faire une poursuite criminelle privée.
« Il ne faut pas que l’enquête soit abandonnée là », conclut-il.
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