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L’image avait fait le tour du monde. Une jeune femme, drapée de blanc, haranguant une foule de révolutionnaires sur le capot d’une voiture pendant les manifestations qui ont précipité la chute du régime islamiste d’Omar Al-Bachir. En avril 2019, Alaa Salah, une étudiante de 22 ans, était devenue le symbole de milliers d’autres Soudanaises déterminées à occuper l’espace public après trente ans de contrôle des corps.
Trois ans plus tard, l’image s’est ternie. Une autre icône flotte désormais au-dessus des cortèges : Sitt Al-Nafour, une étudiante de 22 ans tuée le 17 novembre 2021 d’une balle dans la tête tirée par les forces de l’ordre. Son visage, imprimé en noir sur des drapeaux blancs, est brandi chaque semaine dans les rues de Khartoum lors des manifestations contre le coup d’Etat mené le 25 octobre 2021 par le général Abdel Fattah Al-Bourhane. Affirmant « rectifier le cours de la révolution », la junte militaire a fait dérailler la transition politique amorcée après la révolution de 2019.
Depuis un an, les militantes sont sommées de rentrer dans le rang, de gré ou de force. « Nous avons été en première ligne pour faire tomber le régime de Bachir, mais nous sommes les premières victimes du retour en arrière », s’indigne Saeeda Yousif avec amertume. Depuis 2012, cette quadragénaire se bat pour les droits des femmes dans les quartiers marginalisés de la capitale. Son initiative baptisée « Aide personnelle » réunit désormais plus de 5 000 membres réparties en groupes de parole.
« On parle mais personne ne nous entend ! »
Tous les lundis, une quinzaine de femmes franchissent le portail grinçant d’un petit local dans les venelles d’Umbada, un quartier populaire de Khartoum. Les participantes s’installent en demi-cercle sous les ventilateurs d’un préau en tôle. A l’ordre du jour : la participation des femmes en politique depuis le début de la révolution.
« Parler, c’est bien tout ce que nous avons gagné en quatre ans », constate Fatima, une enseignante à la retraite. Se réunir et discuter librement de politique et de leur place dans la société leur est désormais possible, alors qu’« auparavant, il [leur] fallait l’aval des hommes, d’un cheikh ou du comité populaire », se souvient Saeeda Yousif en référence aux entités de contrôle mises en place dans chaque quartier par le régime islamiste. « On parle mais personne ne nous entend ! », rétorque Asmaha, drapée d’un foulard turquoise. « Sans ces réunions, nos voix resteraient murées à la maison », se désole-t-elle face à cette assemblée qui échappe aux regards des hommes.
Dans l’assistance, les femmes sont âgées de 18 à 60 ans. La plupart vivent de petits boulots informels, certaines sont enseignantes, d’autres femmes au foyer ou étudiantes. Elles ont toutes participé plus ou moins activement au soulèvement populaire. Aujourd’hui, gagnées par la désillusion, elles ne se rendent plus dans les manifestations. « Nous avons perdu l’espoir d’un changement par le haut quand nous avons constaté que nous n’étions pas dans les priorités du gouvernement de transition », résume Hiba Awad, au fond de la salle.
A la suite de la signature d’un accord de partage de pouvoir avec l’armée en août 2019, le gouvernement, alors mené par Abdallah Hamdok, avait pourtant suscité l’enthousiasme en abrogeant les « lois relatives à l’ordre public » qui, pendant trente ans, ont criminalisé les tenues et les pratiques jugées « indécentes » et ont valu à de nombreuses femmes coups de fouet et humiliations. Une loi contre l’excision avait aussi été adoptée, et des chartes internationales censées garantir les droits des femmes avaient été signées.
Le 26 juin, une jeune femme accusée d’adultère a été condamnée à mort par lapidation par un tribunal de Kosti
« Des mesures de façade », dénonce Hala Al-Karib, directrice régionale de l’Initiative stratégique pour les femmes dans la Corne de l’Afrique (SIHA), qui rappelle que le code pénal instauré en 1991, particulièrement sévère à l’égard des femmes, est toujours en vigueur. Le 26 juin, une jeune femme accusée d’adultère a ainsi été condamnée à mort par lapidation par un tribunal de Kosti, à 300 kilomètres au sud de Khartoum. La décision a des chances d’être annulée en appel mais suscite l’indignation de nombreuses associations qui s’alarment d’un retour en arrière.
En août, les autorités ont annoncé la création d’unités de « police communautaire ». Leur mandat reste vague mais rappelle l’arsenal juridique mis en place sous Bachir. « Avec le coup d’Etat militaire, le régime islamiste revient par une porte dérobée. C’est une vraie régression pour les femmes », conclut Saeeda Yousif.
Les arrestations sont fréquentes
En marge des défilés contre le pouvoir militaire, les militantes sont particulièrement visées par les forces de l’ordre. A la nuit tombée, des checkpoints se dressent à certaines intersections. « Si tu passes devant des hommes en uniforme alors que tu portes un pantalon, un jean ou un tee-shirt, même avec un voile, ils peuvent t’embarquer dans leur véhicule et te frapper. Ils abîment tes vêtements et te laissent repartir chez toi honteuse », témoigne Afraa, une étudiante en économie qui reprend sa respiration après s’être extirpée des gaz lacrymogènes un jour de manifestation.
Les arrestations sont fréquentes. Retenues sans motif juridique, les manifestantes sont la plupart du temps relâchées dès le lendemain. « On garde des séquelles psychologiques de ces nuits passées en prison, entourées d’hommes, de leurs insultes et leurs moqueries », livre Sara, une autre étudiante, qui souligne que pour sortir de garde à vue, les femmes ont encore besoin d’un garant masculin.
Depuis le 25 octobre 2021, l’association Hadhereen a rapporté cinquante cas d’agressions sexuelles commises par des membres des forces de l’ordre. Elle a recensé pas moins de treize viols en une seule journée, le 19 décembre 2021, à l’occasion du troisième anniversaire du début de la révolution contre Omar Al-Bachir. Seules deux plaintes ont donné lieu à des poursuites judiciaires.
« Le pouvoir n’offre sa protection qu’en échange de l’obéissance », analyse la militante Ruya Hassan
« C’est le retour d’un système de contrôle. Le pouvoir n’offre sa protection qu’en échange de l’obéissance : “Soit tu es avec nous et nous protégerons ton corps, soit tu es contre nous et tu seras violée” », analyse Ruya Hassan, une militante qui tient un blog féministe. « On ne se sent plus en sécurité dans les rues. On se pose de nouveau la question : par où je vais passer, comment je vais m’habiller, à quelle heure je vais rentrer ? », poursuit cette ancienne étudiante à l’université islamique d’Omdourman, désormais active au sein d’une association qui défend les droits LGBT.
Au sein même du mouvement révolutionnaire, les abus sont fréquents. « Le problème vient aussi des mecs de nos quartiers, voire de nos propres camarades, reconnaît Esraa, à qui un manifestant a demandé plus tôt de remettre son foulard. Nous combattons deux forces oppressives : le pouvoir tel qu’il est façonné par les militaires et la communauté qui nous étouffe. Ce sont deux révolutions. » Plusieurs jeunes femmes interrogées par Le Monde affirment que leurs proches les dissuadent, voire les empêchent catégoriquement de se rendre dans les cortèges. Certaines mentent et inventent des prétextes pour pouvoir venir malgré tout.
Le temps où une femme drapée de blanc pouvait se tenir le doigt levé contre le pouvoir sous le regard de l’armée semble révolu. « Tout le monde a romantisé la révolution soudanaise. On a présenté une version hollywoodienne de ce qui était en train de se passer. Nous avons vite déchanté », conclut Ruya Hassan.