Après les affres de la fusion entre TF1-M6, le marché publicitaire tricolore a un nouvel os à ronger: l’entrée avec fracas des streamers aux côtés des médias dits « traditionnels ». Jeudi 13 octobre au soir, après des mois de suspense et d’intenses spéculations, Netflix a dévoilé son offre d’abonnement avec publicité. Sa nouvelle arme pour tenter de stopper l’érosion de son parc d’abonnés. Cette année, Netflix, pour la première fois en dix ans, a perdu des fidèles: près d’un million d’abonnés entre le premier et deuxième trimestre 2022.
Moitié moins de minutes de pub que les chaînes tricolores
L’offre nouvelle débarquera début novembre dans une douzaine de pays, et le 3 novembre dans l’Hexagone. Baptisée « Essentiel avec pub », elle coûtera en France 5,99 euros par mois (30% de moins environ que son offre Essentiel standard). Dans un premier temps, les coupures publicitaires par des spots (de 15 à 30 secondes) auront lieu en pre-roll (au début) ou en mid-roll dans les programmes, dans la limite de 4 à 5 minutes par heure. Moitié moins, environ, qu’à la télé tricolore. Les films récents, seront exemptés de coupures au milieu, mais supporteront en pre roll des spots pouvant aller jusqu’à 75 secondes. Les programmes pour enfants ne seront pas touchés.
Netflix s’est engagé à ne pas partager de données avec des tiers. « On n’en vendra pas », a martelé Jeremi Gorman, la toute nouvelle présidente de la publicité au niveau mondial du groupe, débauchée à Snapchat. Lors de l’inscription, Netflix exigera le nom de l’abonné, son adresse mail, sa date de naissance et son genre. Les annonceurs pourront cibler leurs campagnes en fonction de la typologie des contenus, voire éviter certains contextes (violence, nudité…). La publicité pourra toucher 85% de catalogue Netflix, soit tous les contenus sur lesquels le groupe a des droits. « C’est une formidable opportunité pour des annonceurs d’atteindre un public diversifié, notamment les jeunes qui sont de moins en moins nombreux à regarder la télévision linéaire », a ajouté la patronne de la pub.
La « folie des grandeurs » côté tarifs
Faut-il s’attendre pour autant à explosion soudaine des recettes publicitaires de Netflix? Comme cliffhanger, la firme de Reed Hastings a rarement fait mieux… Elle s’est d’ailleurs montrée très prudente, lors de la présentation du 13 octobre, en se gardant bien de livrer toute prévision, à la fois sur le nombre d’abonnés à cette nouvelle offre et sur la manne publicitaire qui pourrait en découler. « Le prix moins élevé, et la solide monétisation des annonces nous permettra avec le temps de croître le nombre d’abonnés et générer des revenus supplémentaires significatifs », s’est contenté de lâcher Greg Peters, patron des opérations de Netflix.
Rien n’est acquis. Tout d’abord, rien ne dit que l’offre « Essentiel avec pub » atteindra effectivement sa cible: celle des ménages aux revenus modestes, contraints aux arbitrages par temps de crise économique. Selon une présentation au marché, révélée en septembre par le Wall Street Journal, Netflix projette d’avoir 4,4 millions de « téléspectateurs uniques » à la fin de 2022, dont un quart aux Etats-Unis, et quelques 40 millions dès la fin de 2023, dans la douzaine de pays visée. Sans que l’on sache vraiment si ce chiffre est réaliste au regard du marché, et de l’arrivée prochaine d’offres concurrentes directes.
Les prix demandés par Netflix seraient aussi élevés – avec un CPM, le fameux « coût pour mille » (facturation habituelle du marché pour mille contacts publicitaires), selon la presse américaine, jusqu’à 65 dollars aux Etats-Unis pour un spot de 30 secondes.
En France, les ambitions de l’Américain en la matière seraient environ 20% inférieures, sous la barre des 50 euros. « Cela reste la folie des grandeurs! Surtout quand on sait que le CPM tourne plutôt entre 20 et 25 euros selon la taille de la cible en télévision, et même beaucoup moins sur le support digital », tacle le patron d’une régie audiovisuelle tricolore. Il y a quelques jours, dans les colonnes du Film Français, Hortense Thomine-Desmazures, directrice générale adjointe du digital et de l’innovation de M6 Publicité, enfonçait le clou: « il y a une antinomie entre un CPM évoqué, qui est très élevé, par rapport à une offre présentée comme ‘low cost’ pour le consommateur. »
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Une centaine d’annonceurs pour le lancement
Lors de la présentation, Netflix s’est félicité d’avoir fait le « carton plein » pour le lancement, notamment auprès des grandes marques mondiale, surtout de biens de consommation, et dans plusieurs pays. Effet de curiosité, une centaine d’annonceurs a déjà signés pour ce nouveau must du marché publicitaire, dont L’Oréal et General Motors.
Mais une fois passée le buzz? Pour espérer capter durablement une part du gâteau, martèlent les acteurs, Netflix va d’abord devoir rentrer dans le rang des règles du marché. En tête, celle de jouer (enfin) la transparence totale sur ses audiences. Outre-Atlantique, le groupe s’est acoquiné à des pros du secteur: « Nous avons établi des partenariats avec DoubleVerify et Integral Ad Science pour vérifier la visibilité et la validité du trafic de nos publicités à partir du premier trimestre 2023 », a fait savoir Greg Peters. Outre-Atlantique, The Gauge, le baromètre de Nielsen, mesure déjà ses audiences.
Quelques efforts pour mesurer l’audience
En Grande-Bretagne, à la veille de la présentation de sa nouvelle offre, Netflix dévoilait un partenariat avec l’institut BARB (Broadcasters’ audience research board), soit l’équivalent de Médiamétrie en France, pour mesurer les audiences de la plateforme. A compter de novembre, le BARB publiera chaque mois les volumes d’horaire consommés, unité de mesure d’usage chez Netflix, suivi d’un comparatif des parts d’audiences mensuelles avec ses comparses Prime Vidéo et Disney+.
La France nourrit les mêmes ambitions vis-à-vis du géant. Les grandes régies sont vent debout, plaident leur expertise historique et réclament la transparence totale. Hortense Thomine-Desmazures, porte le coup de grâce: « Ces nouveau entrants vont impacter les équilibres publicitaires actuels. Nous émettons des réserves concernant leurs offres qui présentent certaines limites. Ces plateformes ne disposeront pas des mesures d’audiences par Médiamétrie. Elles ne pourront pas calculer l’apport de la couverture par rapport à une campagne TV. Aucun outil de qualité publicitaire ne sera intégré et elles détiendront une data limitée »
Yannick Carriou, PDG de Médiamétrie, s’est montré aussi ferme cet été dans Le Figaro: « hors de question de laisser des acteurs s’automesurer quand ils rentrent en compétition avec les chaînes traditionnelles sur le marché publicitaire. » Et d’ajouter que l’institut avait à terme les moyens de mesurer les audiences des Netflix et consorts, « qu’elles collaborent avec nous ou non! »
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La concurrence sur le pied de guerre
Conçue en un temps record, pour couper l’herbe sous le pied aux concurrents – notamment Disney dont l’offensive est programmée pour début décembre – l’offre de Netflix, ont insisté ses dirigeants, est appelé à évoluer. « Au fur et à mesure qu’il affine son expertise du métier et son outil technologique avec Microsoft, il poussera le ciblage plus loin », note un acteur. Au printemps, le géant s’est allié à son compatriote pour tout le back-office de sa nouvelle offre.
D’ici-là, l’Américain semble bien décidé à mettre toutes les chances de son côté pour séduire. De nouveaux abonnés, mais aussi ceux qui profitent de ses services via le partage de mot de passe.
Le 9 novembre, Netflix a programmé la sortie de la cinquième saison de The Crown, saga plus courue que jamais, depuis la disparition d’Elizabeth II, et nul doute l’un des volets les plus croustillants, au vu des péripéties modernes de la progéniture de la reine. Ceinture et bretelles.