Renovate Switzerland multiplie les blocages de routes au nom de l’urgence climatique. Le groupe a une seule et unique revendication: 4 milliards de francs pour faire face à la pénurie de main-d’œuvre dans le secteur de la rénovation énergétique des bâtiments. Si certains élus saluent l’engagement des activistes, aucun parti ne soutient ouvertement leur demande.
Depuis plusieurs mois, les militants de Renovate Switzerland bloquent des routes, se collant les mains sur le bitume pour immobiliser le trafic. Durant le seul mois d’octobre, plus d’une dizaine de barrages ont été organisés à travers toute la Suisse. A chaque fois, on a entendu les mises en garde des activistes face à l’urgence climatique et l’exaspération de certains automobilistes coincés dans les bouchons. Mais qui sait que le groupe a une revendication extrêmement concrète?
Le défi de l’assainissement des bâtiments
« Nous demandons que la Confédération débloque immédiatement 4 milliards de francs pour que 100’000 personnes reçoivent une bourse et puissent se reconvertir dans les métiers du bâtiment », indique Renovate Switzerland sur son site. « Aujourd’hui, pour des questions financières, celles et ceux qui aimeraient changer de métier ne peuvent pas le faire », précise François Jakob, un des porte-parole du mouvement. Une bourse de 40’000 francs pour un an pourrait selon lui changer la donne.
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Cette exigence unique est fondée sur un constat: face au défi de l’assainissement énergétique des bâtiments, la Suisse manque cruellement de personnel qualifié. Le secteur du bâtiment – résidentiel ou commercial – est le deuxième plus gros responsable des émissions de gaz à effet de serre du pays (23,9% en 2020), juste derrière les transports. Et le potentiel d’économies est immense, le chauffage de la majorité des bâtiments étant encore dépendant des énergies fossiles.
En raison de l' »urgence », Renovate Switzerland interpelle directement le Conseil fédéral. Ce printemps, la conseillère fédérale en charge de l’Environnement Simonetta Sommaruga leur avait répondu par courrier, sans entrer en matière sur le fond. Face à l’échec de leur stratégie, les activistes essaient-ils de mobiliser les parlementaires? « Nous ne les contactons pas proactivement », affirme François Jakob. « C’est à eux de prendre le sujet au vol. C’est leur métier. Notre mission est de faire pression dans la rue. »
>> Revoir le reportage de Mise au Point (9 octobre 2022):
Pour les élus, une mesure trop chère…
Nous avons donc contacté des parlementaires de tous bords politiques pour savoir s’ils seraient prêts à relayer la demande des bloqueurs de route sous la Coupole fédérale. Et autant le dire tout de suite: pour Renovate Switzerland, le salut ne viendra pas non plus du Parlement. Tous les élus que nous avons contactés reconnaissent une pénurie réelle de main-d’œuvre pour faire face au défi de la rénovation énergétique, mais aucun ne soutient la solution des activistes climatiques en tant que telle.
La critique principale concerne le coût « pharaonique » de la mesure, pour reprendre le terme utilisé par la conseillère aux Etats Marianne Maret (Le Centre/VS). « Dire aujourd’hui qu’on trouvera quatre milliards de francs alors que nous savons que nous allons avoir un déficit structurel de 1,1 milliard en 2024, c’est promettre l’impossible », ajoute la sénatrice fribourgeoise et vice-présidente du PLR Johanna Gapany.
A gauche aussi, le montant des fonds réclamés surprend. « Il faudra étudier la proposition, mais quatre milliards, ça paraît quand même relativement important », note la conseillère nationale genevoise et vice-présidente des Verts Isabelle Pasquier-Eichenberger. La socialiste fribourgeoise Ursula Schneider Schüttel relativise un peu: « Quand on voit les sommes qui ont été engagées lors de la crise du Covid ou, plus récemment, pour soutenir le géant électrique Axpo, ça ne me semble pas exagéré. »
… et pas assez efficace
Plus basiquement encore, l’argument de l’inefficacité de la demande de Renovate Switzerland est fréquemment mis en avant. Ingénieure EPF, à la tête d’un bureau de conseil en énergie, Céline Weber (Vert’libéraux/VD) connaît bien le domaine, elle qui a participé à la mise en place d’une formation en technique des bâtiments à la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (HEPIA). « Vous pouvez mettre tout l’argent que vous voulez, ça ne va pas attirer des étudiants », résume-t-elle.
Alors, pourquoi n’y a-t-il pas assez de personnes qui œuvrent dans ce domaine? Pour l’UDC Pierre-André Page, c’est le résultat d’une erreur de stratégie dans l’orientation professionnelle. « Notre système de formation dual était admiré dans le monde entier, mais il ne fonctionne plus. On a poussé les jeunes vers les formations académiques au détriment de l’apprentissage », regrette le conseiller national fribourgeois, membre de la Commission de l’environnement de la Chambre du peuple.
Constat légèrement différent du côté de la centriste Marianne Maret. Pour elle, il s’agit moins d’un problème d’orientation que d’une évolution de la société. « Les gens délaissent les professions du bâtiment parce qu’ils n’y voient pas un vrai intérêt personnel, une source d’épanouissement ». La solution passe par la promotion des métiers du bâtiment, constate-t-on tant à gauche qu’à droite. La différence, comme souvent, se cache dans les détails.
Des partis en quête de solution
« Cela passe bien sûr par de la publicité, mais aussi peut-être par une revalorisation des salaires dans la branche », insiste la socialiste Ursula Schneider Schüttel. « Ce n’est pas une question de salaire », rétorque Pierre-André Page. Pour le député UDC, il s’agit avant tout de réparer le déficit d’image dont souffrent les formations manuelles: « Ces professions ont été dénigrées. Il faut expliquer aux jeunes l’importance de ces métiers, y compris pour la sauvegarde de la planète ».
Rappelant que son parti a récemment adopté une résolution liée à la pénurie de main-d’œuvre qualifiée, l’écologiste Isabelle Pasquier-Eichenberger défend aussi une autre idée: elle propose que les demandeurs d’asile puissent travailler, même lorsqu’ils sont déboutés. « Ce sont des forces de travail qui peuvent être intéressées et intéressantes », estime la Genevoise. Actuellement, la Suisse encadre et limite de manière stricte leur possibilité d’exercer une activité lucrative.
La Vert’libérale Céline Weber propose quant à elle une solution originale: faire appel à des travailleurs temporaires extra-européens. Il s’agirait de faire venir des travailleurs qui se formeraient à ces métiers en Suisse et participeraient à combler la pénurie, avant de retourner chez eux pour faire bénéficier leur pays des connaissances ainsi acquises. « Les personnes avec qui j’ai discuté, y compris dans l’économie, sont acquises à cette idée. Ce serait du gagnant/gagnant », indique la conseillère nationale. « Mais pour cela, il faudrait changer la base légale », précise-t-elle.
Compréhension à gauche, colère à droite
Reste la question des blocages: qu’en pensent les élus? A gauche, même si on ne privilégie pas ce moyen d’action, on invoque le droit de manifester. « Ce droit doit être clairement défendu comme quelque chose de fondamental », soutient l’écologiste Isabelle Pasquier-Eichenberger, soulignant le caractère non violent des actions. « De mon temps, les manifestations étaient parfois violentes, plus violentes qu’aujourd’hui », rappelle pour sa part la socialiste Ursula Schneider Schüttel.
A droite et au centre, le ton est beaucoup plus ferme. « Ces personnes bloquent les routes et bloquent donc l’économie, la main qui les nourrit », dénonce l’UDC Pierre-André Page, sans reprendre les termes de « bons à rien » et de « terroristes climatiques » utilisés récemment par son parti. « Je suis choqué qu’on utilise ce moyen pour se faire entendre, alors que la Suisse est le pays au monde où on peut le plus s’exprimer », affirme encore l’agriculteur fribourgeois, se faisant le chantre de la « belle démocratie » helvétique.
La conseillère aux Etats PLR Johanna Gapany qualifie de son côté les blocages de « dangereux pour la population et de plus en plus incompris ». Elle regrette que les activistes « n’accordent aucun intérêt à ce qui se fait en politique alors que les choses bougent et que la question de la reconversion professionnelle est traitée dans la révision de la loi CO2 ». Même les écologistes constatent un effet « dommageable » dans ces actions. « Le fond du message ne passe pas toujours, en tout cas pas forcément auprès des personnes encore peu sensibles aux enjeux climatiques », note Isabelle Pasquier-Eichenberger.
Renovate Switzerland se défend
Mais la plus sévère envers Renovate Switzerland est la Vert’libérale Céline Weber. « Moi qui ai mis en place des filières de formation, je m’insurge: nous avons besoin de mains, pas de mains collées sur le bitume », lance, ulcérée, cette spécialiste en énergies renouvelables. « Je pense que les activistes devraient urgemment se reconvertir pour pouvoir œuvrer eux-mêmes à la rénovation des bâtiments », renchérit la centriste Marianne Maret.
Face à ces critiques, les activistes climatiques ne se démontent pas et défendent leurs actions coups de poing. « Notre mode d’action est lié à l’urgence. Nos actions ont permis de mettre la question de la rénovation thermique des bâtiments en haut de l’agenda », argumente François Jakob. Et le militant de promettre de nouveaux blocages de routes « tant que nous n’aurons pas sur la table une proposition à la hauteur des enjeux ».
Didier Kottelat