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Le terrorisme ne prive pas Lafarge de contrats publics

Le terrorisme ne prive pas Lafarge de contrats publics


Le géant du ciment Lafarge Canada peut continuer sans tracas de soumissionner pour des contrats publics québécois et canadiens, même si une de ses compagnies-sœurs a admis la semaine dernière avoir financé le groupe terroriste État islamique.

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Notre Bureau d’enquête a compilé 121 contrats publics d’une valeur de plus de 53 millions $ obtenus par Lafarge Canada depuis 2012.

Or, sa compagnie-sœur Lafarge S.A. a enregistré le 18 octobre un plaidoyer de culpabilité aux États-Unis en lien avec le financement du terrorisme en Syrie.

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Pendant ce temps, de petits entrepreneurs québécois se font barrer la route des contrats publics pour des infractions moins graves et surtout non sanguinaires, comme la corruption ou la production de faux documents.

Lafarge S.A. a reconnu avoir conspiré pour fournir un soutien matériel à des organisations extrêmement violentes comme l’État islamique (EI) et le Front al-Nosra (lié à Al-Qaïda).

Entre autres choses, il a été admis que l’entreprise avait conclu une entente avec l’EI pour se partager des profits, décrits comme un « gâteau » dans un courriel dissimulé, mais qui a été retrouvé grâce à l’ingéniosité d’enquêteurs américains.

Selon ces derniers, à l’été 2014, durant lequel l’EI a décapité plusieurs otages lors d’horribles mises en scène filmées, Lafarge S.A. engrangeait des revenus de son partenariat avec le groupe.


L’exécution du journaliste américain James Foley par le groupe terroriste État islamique, en août 2014, avait suscité l’indignation partout à travers le monde.

Capture d’écran Youtube

L’exécution du journaliste américain James Foley par le groupe terroriste État islamique, en août 2014, avait suscité l’indignation partout à travers le monde.

L’EI a aussi revendiqué en France les attentats du 15 novembre 2015, dont celui au Bataclan.

Position contestée

Le gouvernement du Québec et celui du Canada nous ont indiqué qu’il ne serait pas interdit pour Lafarge Canada de faire affaire avec l’État chez nous.

«Il n’existe aucun lien d’affaires entre Lafarge Canada inc. […] et une quelconque entité corporative basée en Europe, comme celle qui a été condamnée aux États-Unis récemment», écrit l’Autorité des marchés publics (AMP), qui a juridiction au Québec.

Or, selon son plus récent rapport annuel, c’est la même entreprise, soit Holcim, qui détient 100 % des intérêts à la fois dans Lafarge Canada et dans Lafarge S.A. Cette dernière a en effet fusionné avec la firme suisse Holcim en 2015. C’est aujourd’hui le nom Holcim qui est utilisé pour chapeauter tout le groupe.

Pas prévu dans la loi

Aussi, un expert universitaire spécialiste du droit pénal international n’est pas d’accord avec la position de l’AMP et croit que Lafarge Canada devrait être bannie des contrats publics (voir texte plus bas). 

De son côté, Michel Forget, inspecteur adjoint au Bureau de l’Inspecteur général de Montréal émet aussi des réserves, même si ce n’est pas son organisation qui est responsable de certifier Lafarge Canada. 

«C’est une zone délicate, surtout si Lafarge [S.A.] a été condamnée aux États-Unis. Je vous le dis, c’est surprenant de voir ces holdings-là, qu’est-ce qu’ils détiennent au Québec», estime-t-il.

Du côté fédéral, Travaux publics Canada indique que Lafarge Canada a aussi le feu vert… mais pour une tout autre raison. C’est que la loi actuelle n’interdit pas aux entreprises reconnues coupables de financer le terrorisme de soumissionner pour des contrats publics.

Appelée à commenter, Lafarge Canada nous a dirigés vers un cabinet new-yorkais de conseillers stratégiques qui nous a indiqué en anglais qu’elle ne ferait pas de déclaration.

– Avec Yves Lévesque, Nicolas Brasseur et Philippe Langlois 

CONTRATS PUBLICS À LA PELLETÉE 

Lafarge Canada a obtenu des contrats pour une valeur d’au moins 53 millions $ au Québec depuis une dizaine d’années, selon une recension effectuée par notre Bureau d’enquête. 

Ville de Montréal 

Lafarge a reçu des contrats d’une valeur d’au moins 37,7 M$. Un contrat de 15,7 M$ a notamment été octroyé en 2021 pour la location d’un espace pour l’élimination de la neige. Trois autres contrats de plus de 6 M$ chacun ont été donnés pour la fourniture de pierres concassées. 


Carrière Lafarge à Montréal-Est

Photo Pierre-Paul Poulin

Carrière Lafarge à Montréal-Est

Autres municipalités 

De nombreuses villes de l’ouest du Québec, des Laurentides et de la Montérégie ont donné des contrats à Lafarge, surtout pour la fourniture d’abrasifs durant l’hiver et pour la fourniture de gravier. 

Transport en commun 

La Société de transport de Montréal (STM) a octroyé en 2021 à Lafarge Canada un contrat de près de 60 000 $ pour du bétonnage au garage Côte-Vertu. La Société de transport de Laval (STL) a donné un contrat d’environ 95 000 $, aussi pour du béton, il y a plusieurs années. 

Gouvernement du Québec 

Lafarge a reçu des contrats du ministère des Transports, de la Société québécoise des infrastructures et de la Régie des installations olympiques. Un contrat d’une valeur de 1,6 M$ en 2021 est pour la fourniture de béton pour une maison des aînés à Châteauguay et un autre de 130 000 $, daté de 2020, est pour du béton à l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont. Un autre est pour l’achat de matériaux granulaires pour la reconstruction de ponceaux en Outaouais. 

Gouvernement fédéral 

Notre Bureau d’enquête a pu retracer des contrats pour une valeur d’environ 35 000 $ entre 2013 et 2018 avec Ottawa. 

Sans oublier les subventions 

L’entreprise a également reçu des subventions de 15 M$ depuis 2011. Elles proviennent principalement du fédéral, dont 7,5 M$ d’Environnement et Changement climatique Canada en 2021. Le Fonds vert du gouvernement du Québec a donné un peu moins de 130 000 $ à Lafarge en 2019 dans le cadre d’un programme d’efficacité énergétique. 

La maison-mère n’a pas pleinement collaboré 

Le propriétaire actuel de Lafarge Canada, Holcim, n’a pas pleinement collaboré à l’enquête aux États-Unis et a fait peu de vérifications avant la transaction avec Lafarge S.A., selon les autorités américaines.

«La compagnie qui a acquis Lafarge n’a pas fait de vérification diligente des activités de Lafarge en Syrie, en dépit des risques clairs de conformité posés par les opérations dans la région», a estimé la procureure générale des États-Unis, Lisa O. Monaco.

Ce n’est pas tout, car la firme n’a rien fait non plus «pour enquêter sur les activités illégales de Lafarge ou les évaluer, avant qu’elles ne soient publiquement exposées», selon la procureure.

Elle a ajouté que Holcim n’a pas pleinement collaboré à l’enquête des autorités américaines. 

Influence des Desmarais

Soulignons que la famille québécoise Desmarais aurait joué un rôle important dans la fusion intervenue entre Lafarge et Holcim en juillet 2015.

«M. [Bruno] Lafont [ex-PDG de Lafarge] et ses grands actionnaires, au premier rang desquels le Groupe Bruxelles-Lambert du milliardaire belge Albert Frère et du Canadien Paul Desmarais […], tiennent plus que tout à la fusion», rapportait Le Monde en mars 2015.

À l’époque des faits reprochés, un holding des familles Desmarais et Frère était par ailleurs le premier actionnaire de Lafarge S.A., avec 20 % du capital, selon Le Monde.

L’ex-PDG de Lafarge S.A. Bruno Lafont a été mis en examen par les autorités françaises dans cette affaire. Il partait même parfois en vacances avec Desmarais et bénéficiait de son soutien, selon un article du Figaro en 2015.

Pas au courant

Paul Desmarais fils a affirmé en 2018 que le conseil d’administration de Lafarge S.A. n’avait jamais été au courant des liens entre l’entreprise et l’État islamique.

Dans une entrevue au Parisien en 2022, le grand patron de Holcim, Beat Hess, a déclaré que Holcim a été trahi par l’ex-direction de Lafarge S.A., qui aurait délibérément caché ce qui s’était passé avant la fusion, selon lui.

Bruno Lafont a publié de son côté un communiqué la semaine dernière, dans lequel il reproche à Holcim d’avoir mené une enquête « exclusivement à charge » contre lui. 

Une exclusion de 10 ans, estime un expert 

Lafarge Canada ne devrait pas avoir le droit de soumissionner pour des contrats publics au Canada, estime Amissi Manirabona, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et spécialiste en droit pénal international.

«Au niveau fédéral, même si le plaidoyer de culpabilité a eu lieu aux États-Unis, je pense que l’entreprise devrait se retrouver sur la liste des entreprises qui ne pourront pas bénéficier de contrats publics», soutient-il, en entrevue avec notre Bureau d’enquête.

Selon M. Manirabona, il est plus habituel de voir des entreprises multinationales être accusées de corruption et de fraude que de financement du terrorisme.

Mais il fait valoir que dans la liste d’infractions censées entraîner l’exclusion au niveau fédéral, se trouve «Participation aux activités d’une organisation criminelle». «Je pense qu’on est là-dedans», explique-t-il.

«Les 13 millions qui ont été remis à l’organisation [État islamique], c’était fait en connaissance de cause», assène-t-il, ajoutant que la firme «devrait être exclue pour au moins dix ans».

Pareil au Québec

Selon l’expert, au niveau québécois, la même chose devrait s’appliquer, car ce sont sensiblement les mêmes infractions qui sont sanctionnées.

«L’entreprise devrait subir les conséquences […] et être exclue des contrats publics pour cinq ans», juge-t-il.

L’expert indique qu’il n’est pas clair si la loi canadienne permet d’exclure un groupe entier si une de ses filiales se reconnaît coupable d’un crime.

Mais il souligne qu’une grande organisation comme la Banque Mondiale a une politique très claire en la matière. 

«Lorsqu’une société mère est impliquée, toutes les filiales sont visées par les sanctions», fait-il remarquer, à propos de la Banque mondiale.

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