Chez Drouant, on a plus l’habitude des portes feutrées que des portes qui claquent. C’est pourtant bien ce qu’il s’était passé en novembre dernier au moment de l’attribution du prix Goncourt 2022. L’événement était programmé à Beyrouth où se tenait le salon du livre francophone organisé par l’ambassade de France. Mais le ministre libanais de la culture Mohammad Mourtada, proche du mouvement chiite Amal, un allié du groupe pro-iranien Hezbollah, écrit un message sur Facebook : « je ne permettrais pas à des sionistes de venir parmi nous et de répandre le venin du sionisme au Liban. » De tels propos sont impensables en France. Le Liban et Israël sont toujours en état de guerre et certains partis politiques libanais affichent un antisionisme virulent. Cruel dilemme pour l’Académie Goncourt : faut-il aller malgré tout à Beyrouth pour défendre les livres ou faut-il boycotter l’événement et manifester ouvertement sa réprobation. Les dix membres se divisent en deux clans irréconciliables, cinq d’un côté, cinq de l’autre. Cinq académiciens font finalement le voyage à Beyrouth, notamment Didier Decoin, le président, Philippe Claudel, le secrétaire et Camille Laurens la trésorière ainsi que Paule Constant, pour annoncer les quatre finalistes, les autres restent en France.
Giuliano da Empoli contre Brigitte Giraud
Quelques semaines plus tard, la querelle rebondit, cette fois-ci à propos du lauréat définitif. Cinq candidats votent pour « Le Mage du Kremlin » de Giuliano da Empoli, cinq pour « Vivre vite » de Brigitte Giraud. Les anti-voyages au Liban (Tahar Ben Jelloun, Pierre Assouline, Pascal Bruckner, Patrick Rambaud et Eric-Emmanuel Schmitt) ont tous voté Empoli tandis que les cinq partisans du voyage se retrouvent du côté de Brigitte Giraud. Il a fallu pas moins de 14 tours de scrutin avant que Didier Decoin tranche en faisant jouer sa voix qui compte double en tant que président. Brigitte Giraud devient ainsi la 13ème femme (105 hommes) à obtenir le prix depuis 1903. Aussitôt, Tahar Ben Jelloun clame qu’il n’aime pas le roman alors que la tradition voulait que le vote reste secret. Ambiance…
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Candidat à sa propre succession
En se retrouvant pour déjeuner chez Drouant le 16 janvier, les académiciens devaient notamment voter pour le nouveau président. Didier Decoin, président depuis 2020, était candidat à sa propre succession. « J’ai l’intention de me représenter. Mais si on me fait comprendre que je dois céder la place, je n’insisterai pas », déclarait l’écrivain de 77 ans à des journalistes début décembre, en marge de la présentation de son roman à paraître mercredi, « Le Nageur de Bizerte » (éditions Stock).
La hache de guerre est enterrée
Les jurés ont préféré enterrer la hache de guerre et le réélire avec une confortable majorité, huit voix pour et une voix contre. Le vote a eu lieu au restaurant Drouant, où les jurés se retrouvent pour déjeuner depuis plus d’un siècle. Le nom de celui qui a voté à l’inverse des autres convives n’a pas été divulgué, conformément à l’usage.
L’Académie Goncourt compte provisoirement neuf membres au lieu des dix prévus dans ses statuts, après le départ en décembre, pour raisons de santé, de Patrick Rambaud, 76 ans. Celui-ci faisait partie des jurés qui appelaient à ne pas aller à Beyrouth et auraient voulu que le Goncourt aille à Giuliano da Empoli. Le successeur de M. Rambaud doit être désigné à une date non déterminée.