Superproduction hollywoodienne aux allures de péplum, The Woman King met en scène l’épopée des Agojié, un corps de guerrières du Dahomey (actuel Bénin) au XIXe siècle. La réalisatrice Gina Prince-Bythewood y prend certaines libertés avec l’histoire du royaume et son passé esclavagiste, souligne l’historienne Sylvia Serbin, autrice de Reines d’Afrique et héroïnes de la diaspora noire (MeduNeter, 2018) et coautrice de The Women Soldiers of Dahomey (« Les Femmes soldats du Dahomey », Unesco/Collins, 2015). Mais le blockbuster, spectaculairement filmé, apporte aussi une visibilité bienvenue à un pan de l’histoire africaine encore peu représenté à l’écran.
Le moins qu’on puisse dire de The Woman King, c’est qu’il a divisé les spectateurs et les critiques… L’avez-vous trouvé convaincant, comme spectatrice et comme historienne ?
Sylvia Serbin : J’ai beaucoup aimé ce film. J’ai été agréablement surprise de voir, pour la première fois, une page de l’histoire africaine traitée ainsi par le cinéma occidental à gros budget. Gina Prince-Bythewood et ses équipes ont fait preuve de beaucoup de respect pour coller le plus près possible à la réalité. Dans cette région du golfe de Guinée (Bénin, Togo, Ghana, Nigeria), au XIXe siècle, les femmes jouaient un rôle important dans la société et l’économie. Elles avaient une grande autonomie financière, un rôle politique, pouvaient être conseillères des rois… C’est une tradition qui existait depuis bien longtemps, et que le film restitue bien dans sa dimension culturelle, sociale et hiérarchique.
Non sans prendre quelques libertés avec la réalité historique…
Bien sûr, le film n’est pas exempt d’une touche hollywoodienne de bons sentiments, parfois un peu anachroniques. C’est un parti pris de la réalisatrice. Un parti pris artistique car, il semble nécessaire de le rappeler, il ne s’agit pas d’un documentaire mais d’une fiction. Il y a un souci visible de coller aux valeurs des spectateurs d’aujourd’hui, et c’est habilement fait car cela permet aussi d’éviter d’indexer un pays, le Bénin, pour sa participation passée à la traite négrière.
Certains critiques ont en effet reproché au film de présenter le roi Ghézo comme favorable au discours antiesclavagiste tenu par l’héroïne, la générale Nanisca, alors que le royaume du Dahomey a justement fondé sa puissance sur le commerce d’esclaves.
Effectivement, le Dahomey est connu pour son rôle dans la traite d’esclaves, que le roi Ghézo a défendue bec et ongles et que ses successeurs ont perpétuée presque jusqu’à la fin du XIXe siècle. C’était un Etat belliqueux qui, parti du plateau d’Abomey à l’intérieur des terres, a réussi une formidable expansion pour gagner la côte, où il a annexé tous les petits royaumes pour pouvoir commercer directement avec les marchands d’esclaves et se ravitailler en armes. Cela étant dit, qui peut connaître l’avis du petit peuple, celui qui souffrait directement des conséquences de ces guerres ? En mettant ce discours antiesclavagiste dans la bouche de Nanisca, le film choisit de ne pas attribuer une pensée homogène et unanimement belliqueuse au peuple du Dahomey. Et je pense qu’il n’est pas inenvisageable qu’une partie de ce peuple ait été épuisée par tous ces conflits et ces pertes humaines.
Quel était justement le rôle militaire politique des Amazones du Dahomey, les fameuses Agojié ?
D’après mes travaux et ceux d’Hélène d’Almeida-Topor (Les Amazones. Une armée de femmes dans l’Afrique précoloniale, Rochevignes, 1984), les Agojié ont été actives du XVIIIe au XIXe siècle. C’était au départ des chasseuses d’éléphants dont le roi Agadja, inquiet d’un possible coup d’Etat, a décidé de faire sa garde rapprochée. Elles ont pris progressivement une part de plus en plus importante dans les campagnes militaires, et se sont notamment distinguées dans les batailles de 1851 et 1864 contre la riche cité-Etat d’Abeokuta en pays yoruba, dans le Nigeria d’aujourd’hui, que le Dahomey voulait assujettir.
Les archives britanniques comptent d’importants témoignages d’époque sur la férocité des combats et sur le rôle crucial des Amazones, qui portèrent pratiquement les combats sur leurs épaules. Elles n’étaient d’ailleurs pas les seules femmes à prendre part aux guerres du Dahomey : de simples femmes du peuple demandaient parfois à suivre les troupes pour s’occuper du ravitaillement et soigner les blessés. Elles portaient aussi de longs coutelas, pourchassaient les ennemis en fuite et leur tranchaient les jarrets pour les immobiliser.
Quel a été le rôle de Ghézo dans le développement du corps des Agojié ?
Il a été le premier à enrôler des prisonnières de guerre pour en faire des combattantes. Pour deux raisons : les captives se vendaient moins cher que les hommes sur les marchés aux esclaves, et les travaux des champs étaient généralement dévolus à une main-d’œuvre masculine. Le corps des Agojié s’est donc professionnalisé, la sélection à l’entrée a été affinée, et elles sont devenues un corps d’élite, dont le courage, la force et l’impitoyabilité ont été rapportés dans de nombreux témoignages d’époque.
L’explorateur Edouard Foa, un chargé de missions scientifiques qui a résidé quatre ans dans le pays, racontait dans son Histoire du Dahomey parue en 1895 : « Les Amazones ont à leur étendard de nombreuses actions d’éclat. Avec elles, pas de surprises. Le combat au grand jour, la poitrine au feu de l’ennemi, le corps à corps désespéré, le triomphe ou la mort. C’est ainsi que les avait dressées Ghézo. » Il y avait plusieurs escadrons, des chasseuses, des éclaireuses, des artilleuses, mais réunies, les Agojié pouvaient aligner jusqu’à 4 000 combattantes.
Comme le Français Edouard Chaudoin, prisonnier du roi Béhanzin en 1890, de nombreux témoins les décrivent également comme des « vierges guerrières », des « épouses du Roi » astreintes à la chasteté…
C’est plutôt un symbole, comme lorsqu’on dit des religieuses qu’elles sont les « épouses du Christ ». Leurs quartiers étaient interdits aux hommes, et les Agojié étaient révérées dans la société dahoméenne : le peuple devait baisser les yeux sur leur passage. Mais ce n’était pas un harem. Elles ne pouvaient pas épouser n’importe quel homme, compte tenu de leur renommée et de leur statut extraordinaire. Seuls le roi et les hauts dignitaires pouvaient prendre épouse ou concubine parmi les Amazones. Celles qui se mariaient et avaient un enfant restaient dans leur foyer pour s’en occuper jusqu’à ses trois ans. Après quoi elles laissaient l’enfant à leur famille et retournaient au combat. Il y a eu peu de descendants d’Agojié… même si aujourd’hui, de nombreuses familles béninoises revendiquent une ancêtre amazone !
Que sait-on de la façon dont les voyaient leurs ennemis ?
Avec terreur. Les Agojié étaient plus craintes que leurs homologues masculins, car leur entraînement leur conférait une résistance remarquable à la peur et à la douleur. Dans le film, on voit les jeunes recrues traverser en courant une barrière d’épines : nous avons des témoignages avérés de cette technique d’entraînement, écrits par des voyageurs européens fortement impressionnés par le courage de ces guerrières. Et leur impact est durable. Ces dernières années, j’ai parfois entendu des descendants de royaumes vaincus regretter de voir célébrer les Agojié, qui pour eux sont encore synonymes de la terreur infligée par le Dahomey.
Etaient-elles une exception à l’échelle du continent ?
Un corps d’armée constitué exclusivement de femmes et professionnalisé ? Oui, cela n’existait à ma connaissance qu’au Dahomey. Mais d’autres pays d’Afrique ont connu des femmes guerrières. La reine Nzinga du Ndongo et du Matamba, dans l’actuel Angola, a mené au XVIIe siècle une longue guerre de résistance face aux Portugais. Le royaume Ashanti (actuel Ghana) aussi a vu une femme, Yaa Asantewaa, mener en 1900 la dernière rébellion contre les colons de l’Empire britannique.
Quels changements opère ce film dans la représentation des femmes noires, très rarement représentées au cinéma en position d’héroïnes ?
Nous sommes généralement montrées, sur le petit et le grand écran, mais aussi dans la littérature et les médias, comme des femmes effacées, sans personnalité, muettes, qui portent toute la misère du monde sur leur dos. Cet héroïsme féminin noir a pourtant existé dans l’histoire africaine.