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au procès de Kunti Kamara, les heures sombres du Liberia

au procès de Kunti Kamara, les heures sombres du Liberia


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Ce croquis d’audience réalisé le 10 octobre 2022 montre l’ancien commandant de l’Ulimo, Kunti Kamara, accusé de complicité de crimes contre l’humanité, aux assises du tribunal de Paris.

Il aura fallu trois attaques pour que les rebelles du Mouvement uni de libération du Liberia pour la démocratie (Ulimo) s’emparent de la ville de Foya. C’était en 1993, dans le comté de Lofa (nord-ouest). La province, riche en diamants, est alors déchirée par la guerre que se livrent l’Ulimo et le Front national patriotique du Liberia (NPFL), de Charles Taylor. « Les gens avaient peur. Des civils ont alors fui vers la Guinée, d’autres dans la brousse, se souvient Jasper C. devant la cour d’assises de Paris, lundi 17 octobre. Il y a eu énormément de tueries. »

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Au sixième jour du procès de Kunti Kamara, ancien chef rebelle de l’Ulimo accusé d’« actes de torture et de barbarie » et de « complicité de crimes contre l’humanité » commis lors de la première guerre civile libérienne (1989-1996), la tension, déjà palpable au cours de la première semaine, est encore montée d’un cran lorsque Jasper C. a commencé son récit. Le témoignage de cet enseignant s’avère crucial : il est le seul intervenant du dossier à avoir assisté à la mort de David Ndeminin, un habitant de Foya assassiné dans des conditions qui ont une nouvelle fois plongé la salle d’audience dans l’horreur.

Le supplice du « tabé »

« David Ndeminin était dans une voiture avec les gens d’une ONG lorsque les soldats de l’Ulimo l’ont abordé », raconte Jasper C., dont les parties civiles veulent préserver l’anonymat par peur de représailles au Liberia, où les crimes des guerres civiles, qui ont fait 250 000 morts, n’ont jamais été jugés : « Les rebelles voulaient savoir ce que David faisait avec eux. » Tous les hauts commandants de l’Ulimo sont alors présents. Selon le témoin, il y avait notamment « CO Kosiah » (pour « commanding officer Kosiah »), « Mamy-Watta », « Ugly Boy », qui ne se séparait jamais de sa hache, et même Kunti Kamara, alias « CO Kunti » : « Un combattant du front que personne n’osait contredire quand il disait quelque chose car il faisait peur. »

« Les cris de David étaient si forts que ça dépassait l’entendement », se souvient le témoin.

David Ndeminin est tabassé en pleine rue, puis emmené dans l’ancien commissariat de la ville, réquisitionné par les rebelles. Pour quel motif ? « Ils accusaient David d’avoir dit que l’hôpital d’une ONG locale avait été pillé et détruit par l’Ulimo, explique Jasper C. en s’accrochant à la barre du tribunal. Il était considéré à leurs yeux comme un traître. » David Ndeminin subit alors le « tabé », un supplice qui consiste à serrer les bras de la victime dans son dos avec des câbles afin d’élargir au maximum sa cage thoracique. « Les cris de David étaient si forts que ça dépassait l’entendement », se souvient le témoin.

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Frappé à coups de crosse et de rangers dans la tête, le malheureux est sorti du bâtiment puis traîné à l’extrémité de la piste de l’aérodrome qui traverse Foya, afin que tout le monde puisse observer la suite. « Ils ont fait ça pour avertir la population que personne ne devait révéler ce que faisait l’Ulimo », raconte Jasper C. en s’effondrant en larmes :

« Puis Ugly Boy a frappé un coup de hache dans la poitrine de David. Personne n’est venu à son secours. C’est horrible qu’un homme pénètre comme ça dans le corps d’un autre… Puis il a arraché son cœur et l’a déposé dans un plat en métal. Les autres commandants criaient, jubilaient en brandissant leurs armes : “Regardez, si vous provoquez l’Ulimo, on vous prend le cœur !” »

L’organe de David Ndeminin a ensuite été emmené dans la maison d’« Ugly Boy » puis découpé, poursuit le témoin : « Les chefs de l’Ulimo sont ressortis en tenant chacun un morceau pour le montrer à la population : ils l’ont mangé cru. CO Kunti, qui est ici [dans le box des accusés], était avec eux : je suis formel. » Jasper C. se situait alors à cinquante mètres de la scène. Si, parmi tous les témoins oculaires présents, il est le seul à parler au tribunal, « c’est parce que beaucoup ont peur et que les autres ne sont plus là pour le faire ».

Esclaves sexuelles

Pendant toute la période où elle était aux mains de l’Ulimo, de juillet 1993 à fin 1994, la ville de Foya était en coupe réglée. Il fallait obtenir un laissez-passer pour aller dans la brousse et un couvre-feu était instauré de 17 heures à 8 heures. Toute personne qui ne le respectait pas était exécutée sur-le-champ. Des hommes, comme Jasper C., étaient prisonniers et devaient servir les commandants de l’Ulimo, notamment « Ugly Boy ». Des femmes de Foya servaient notamment à ce dernier d’esclaves sexuelles. Margaret, une amie de Jasper C., en faisait partie :

« Je l’ai revue à la fin de la guerre. Elle avait des blessures sur tout le corps. Son maître l’a souvent forcée à manger de la chair humaine… A cause de tous ses traumatismes, elle n’est jamais revenue à Foya. »

« Il n’y a rien qui me dérange plus que d’être accusé de cannibalisme », assure Kunti Kamara, arrêté en France en 2018 et qui, selon les experts, n’est atteint d’aucune pathologie psychologique significative : « A chaque fois que j’entends ça, j’ai envie de vomir… Pourquoi aurais-je fait ça ? » L’ancien chef rebelle, qui dirigeait 88 hommes, reconnaît que lorsqu’il était au front, il a « pu abattre des ennemis [du NPFL], mais jamais de civils à Foya » : « Je n’ai même jamais entendu parler de violences contre les civils. » Comme pendant l’instruction, il a crié au « complot » contre lui.

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En juin 2021, Alieu Kosiah – alias « CO Kosiah » – a pourtant été condamné à vingt ans de prison par la justice suisse pour avoir utilisé un enfant-soldat âgé de 12 ans, tué de ses propres mains quatre civils, donné l’ordre de tuer quinze autres personnes (treize civils et deux soldats capturés) et violé à plusieurs reprises une villageoise. Il a fait appel. Quant à « Ugly Boy », il a été reconnu par des civils en Guinée à la fin des années 1990 et tué par démembrement. Le sort de Kunti Kamara, dont le procès se tient en France au nom de la compétence universelle – qui permet de juger les crimes graves où qu’ils aient été commis dès lors que le suspect est arrêté sur le territoire français –, sera connu le 4 novembre.

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