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La première audience d’un procès pour diffamation oppose, mardi, à Rome, l’écrivain et journaliste Roberto Saviano à la Première ministre italienne, Giorgia Meloni. L’auteur de « Gomorra », qui a échangé avec France 24 à quelques heures de son procès, est poursuivi par la leader du parti postfasciste Fratelli d’italia pour avoir critiqué ses positions anti-immigration en 2020.
Lors d’une émission télévisée en décembre 2020 qui l’invitait à réagir à la mort d’un bébé migrant lors du naufrage de son embarcation, le journaliste et écrivain Roberto Saviano avait déclaré : « Je veux juste dire à Meloni et à Salvini : vous êtes des salauds (bastardi) ! ». Poursuivi pour diffamation par Giorgia Meloni, devenue entre-temps Première ministre de l’Italie, Roberto Saviano est jugé, mardi 15 novembre, à Rome. Il encourt de six mois à trois ans de prison.
« J’espère que ce procès sera l’occasion d’attirer l’attention sur le drame de la migration autrement qu’en criminalisant les navires des ONG », écrit Roberto Saviano à France 24, alors que le gouvernement italien envisage d’obliger les ONG à démontrer qu’elles ont sauvé des migrants sur une embarcation en difficulté, sous peine d’une lourde amende et de la saisie de leurs navires. « Meloni n’a aucune vision politique de l’immigration. Elle a toujours et seulement fait de la propagande et continue encore aujourd’hui, malgré le fait qu’elle est Première ministre et qu’elle a beaucoup plus de responsabilités. »
Quelques semaines après son arrivée au pouvoir, Giorgia Meloni a en effet mis ses promesses de campagne à exécution en fermant ses ports aux navires qui portent secours aux réfugiés, en contradiction des accords internationaux. L’un de ces bateaux, l’Ocean Viking, a fini par être accueilli le week-end dernier par la France à Toulon, déclenchant une crise diplomatique entre les deux pays.
Poursuivi par trois membres différents du gouvernement
« Je crains sérieusement que la crise institutionnelle ouverte avec la France ne soit rien d’autre qu’un prétexte pour passer définitivement au bloc de Visegrad [composé de la Hongrie, la Pologne, la Tchéquie et la Slovaquie] où l’Italie se veut leader, estime Roberto Saviano. Il est clair que ce gouvernement a montré son attitude liberticide. »
Le nouveau gouvernement issu de la coalition de centre-droit (Fratelli d’Italia et Liga, extrême droite, Forza Italia, droite) semble en tout cas faire bloc contre lui. En plus de ce premier procès, Roberto Saviano comparaîtra en février 2023 face à Matteo Salvini, l’actuel ministre des Transports, qui le poursuit lui aussi pour diffamation. L’auteur l’avait qualifié en 2018 de « Ministro della Malavita », ministre de la pègre.
Roberto Saviano est également poursuivi par Gennaro Sangiuliano, le ministre de la Culture, dont il a critiqué la nomination à la tête du journal télévisé de la chaine de télévision publique Rai 2. Et l’avocat de Giorgia Meloni, ce mardi, n’est nul autre que le vice-ministre de la Justice, Andrea Delmastro.
« S’opposer au pouvoir en Italie est très difficile »
« Il est clair que s’opposer au pouvoir en Italie, qu’il soit criminel ou politique, est très difficile et entraîne de graves conséquences, expose Roberto Saviano, placé sous protection policière depuis la sortie de son enquête sur la mafia en 2006. Je pense que la stratégie [du gouvernement] consiste à m’intimider pour intimider quiconque veut exprimer sa dissidence. »
Dans une lettre ouverte publiée le 8 novembre, le président de l’ONG de défense des écrivains Pen International, Burhan Sonmez, appelle ainsi Giorgia Meloni à cesser ses poursuites, au risque d’envoyer un message « dissuasif » aux journalistes et de les pousser à l’autocensure. « La poursuite de l’action engagée contre [Saviano] enverrait un message effrayant à tous les journalistes et écrivains du pays, qui n’oseraient peut-être plus s’exprimer par crainte de représailles », estime ainsi l’ONG.
La Première ministre fait en effet usage, comme de nombreux politiques, de l’article 595 du code pénal italien, qui définit la diffamation et la punit de trois ans de prison, y compris dans les cas de presse. Polémique « depuis des décennies » selon le professeur de sciences-politiques à Bologne, Piero Ignazi, cette loi a été jugée inconstitutionnelle en 2020 et 2021 par la cour constitutionnelle italienne, qui a appelé les parlementaires à la réécrire.
Si, en pratique, dans « 90 % des cas, les charges sont abandonnées » par le tribunal, explique Piero Ignazi, la loi permet aux politiques d’exercer une « menace » sur les journalistes.
« Un procès scandaleux »
« Roberto Saviano a les épaules pour faire face à cette situation, mais la loi met en difficulté les journalistes qui travaillent pour des journaux locaux sans beaucoup de ressources, développe le chercheur, qui a lui-même été poursuivi pour diffamation par l’ancien Premier ministre, Matteo Renzi. Une poursuite peut les mettre en difficulté car le rapport de force est différent. Cette loi est un instrument de chantage et de menace utilisé très fréquemment par les politiques. »
En 2017, selon l’Institut national italien de la statistique, 9 479 procédures pour diffamation ont été engagées contre des journalistes en Italie. Seules 6, 6 % d’entre elles ont abouti à un procès. Les plaignants sont souvent des personnalités publiques qui « entament des procédures judiciaires contre des journalistes dans le but de les faire taire et d’enterrer des articles qui contiennent souvent des informations sur la corruption, l’évasion fiscale ou la collusion mafieuse », remarque la Fédération européenne des journalistes dans un communiqué appelant à réformer la loi.
De nombreuses ONG dénoncent donc un « procès scandaleux », illustrant une « tendance inquiétante en Italie, où les journalistes et les écrivains travaillent en sachant qu’ils pourraient être poursuivis et emprisonnés pour ce qu’ils disent ou écrivent. »
Ironiquement, l’audience a lieu un 15 novembre, « journée mondiale consacrée aux écrivains et journalistes emprisonnés » par l’ONG Pen International (ils utilisent « écrivain » partout sur leur site, pas « auteur »). En 2022, l’Italie a été placée par Reporters sans frontières à la 58e place du classement mondial de la liberté de la presse. Il s’agit du plus bas niveau d’Europe occidentale.