Berlin a annoncé, vendredi, la mise sous tutelle de la filiale allemande du géant russe Rosneft. Derrière cette décision, c’est la bataille pour l’indépendance énergétique de l’Allemagne qui se joue. Dans ce conflit, la raffinerie de Schwedt, dans l’est du pays, joue un rôle central.
L’Allemagne continue à couper progressivement les ponts énergétiques avec la Russie. Le gouvernement a annoncé, vendredi 16 septembre, la mise sous tutelle de Rosneft Deutschland, bras germanique du géant russe du pétrole. Une décision qui marque la prise de contrôle de l’un des hauts lieux de la présence économique russe en Allemagne.
Cette mesure “contrecarre la menace imminente pour la sécurité de l’approvisionnement énergétique”, a indiqué Berlin. La filiale allemande de Rosneft gère trois sites en Allemagne qui représentent 12 % des capacités nationales de raffinage de pétrole. Situées à Schwedt, entre Berlin et la frontière polonaise, à Karlsruhe, dans le sud-ouest, et à Vohburg, en Bavière, ces raffineries seront placées sous “administration fiduciaire” de l’agence nationale des réseaux d’énergie pour une période d’au moins six mois.
Les lumières de Berlin
Berlin craignait que Moscou utilise l’arme du pétrole, comme pour le gaz. Gazprom a décidé, début septembre, de couper le robinet du gazoduc Nord Stream 1 pour une durée indéterminée. Dans le contexte de la guerre en Ukraine et des sanctions occidentales contre la Russie, “il était difficile de laisser un groupe russe gérer des installations énergétiques aussi importantes pour l’Allemagne”, résume Detlef Stolten, directeur du centre de recherche sur les questions d’énergie de Jülich, dans l’ouest de l’Allemagne.
La mise sous tutelle de Rosneft Deutschland participe à la course contre la montre pour trouver des alternatives aux hydrocarbures russes. En avril 2022, le gouvernement avait déjà pris le contrôle de la filiale allemande de Gazprom. Les autorités ont lancé, en juillet, un grand chantier de construction d’un terminal portuaire pour l’importation de gaz naturel liquéfié (GNL) à Wilhelmshaven afin de compenser en partie l’arrêt des importations de gaz russe. Enfin, en août, le chancelier, Olaf Scholz, a profité d’une visite d’État au Canada pour signer des accords d’importation d’hydrogène qui permettront de diversifier le mix énergétique allemand.
Mais la mise sous tutelle des activités allemandes de Rosneft revêt une importance particulière. Elle était en gestation depuis plusieurs mois et figurait tout en haut des priorités du gouvernement allemand à cause d’un site en particulier : celui de Schwedt.
Cette raffinerie géante dans le Land (région administrative allemande) de Brandebourg permet de maintenir les lumières allumées à Berlin et dans tout le nord-est du pays, tout en fournissant de l’énergie à toute l’industrie de cette partie du territoire.
“Nous faisons bouger Berlin et le Brandebourg », peut-on lire sur les brochures publicitaires de Rosneft Deutschland. “C’est un peu grandiloquent mais pas entièrement faux”, regrette le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung.
Sans le pétrole de Schwedt, l’aéroport de Berlin ne pourrait pas continuer à fonctionner, il n’y aurait plus d’essence dans les stations-service de la région, et tout le BTP du nord de l’Allemagne – essentiellement la construction des routes – serait quasiment à l’arrêt.
Qui pour remplacer le pétrole russe ?
La raffinerie de Schwedt est contrôlé par un groupe russe et reçoit seulement du pétrole russe. Plus spécifiquement, ce site est l’une des principales destinations pour l’or noir qui transite par l’oléoduc Droujba (oléoduc de l’amitié en Russe), le plus long pipeline à pétrole du monde qui parcourt 4 000 km depuis le sud-est de la Russie jusqu’au nord de l’Allemagne.
Et Berlin ne veut plus entendre parler de pétrole russe… à partir du 1er janvier 2023, selon une loi adoptée en juillet dernier. La raffinerie de Schwedt cristallise ainsi à elle seule tous les problèmes économiques, géopolitiques et même technologiques pour trouver des alternatives aux hydrocarbures russes.
Tout d’abord, le site de Schwedt a été construit pour “accueillir et traiter le pétrole russe qui a ses spécificités”, souligne Detlef Stolten. Impossible, par exemple, de basculer du jour au lendemain au pétrole norvégien. “Il va falloir faire des travaux d’aménagement, qui vont prendre du temps et coûter de l’argent”, reconnaît l’expert allemand.
Ensuite, l’Allemagne va devoir trouver un fournisseur alternatif à la Russie. Berlin cherche, depuis le mois de mai, la perle rare. Rosneft avait proposé de faire venir du pétrole du Kazakhstan, souligne le Mitteldeutsche Zeitung, un quotidien régional du Land de Saxe-Anhalt. Mais Berlin préférait se tourner vers des pays moins proches de Moscou.
Le gouvernement allemand a toqué à la porte polonaise cet été, demandant à Varsovie de lui faire parvenir du pétrole importé depuis le port de Gdańsk. Mais le gouvernement polonais n’avait aucune envie de devenir le fournisseur d’un site opéré par un groupe russe. “Il est clair que l’Allemagne paie le prix d’avoir laissé des entreprises russes gérer notre approvisionnement en énergie”, concède Detlef Stolten.
Selon les calculs du syndicat professionnel allemand Fuels und Energie “il ne sera pas possible de remplacer entièrement le pétrole transporté par l’oléoduc”, souligne la Süddeutsche Zeitung. Il faudra, non seulement augmenter les importations, mais également faire venir du pétrole par train et camion-citerne depuis le sud de l’Allemagne, qui dispose de surplus.
Un grand bouleversement qui va coûter cher. “Il faudrait environ 6 000 camions-citernes par jour pour remplacer le pétrole transporté quotidiennement par l’oléoduc Droujba. Même si l’Allemagne avait la capacité de mobiliser une telle flotte, ce serait excessivement coûteux à mettre en place”, note la Süddeutsche Zeitung.
Le fantôme de l’opposition Allemagne de l’Ouest, Allemagne de l’Est
De toute façon, “se passer des hydrocarbures russes – qui étaient peu chers – va alourdir la facture pour l’État et la population”, reconnaît Detlef Stolten. Mais dans l’est du pays, certaines voix estiment que le coût de cette transition n’est pas réparti équitablement. “L’embargo sur le pétrole russe a été décidé par des politiciens d’Allemagne de l’Ouest qui n’ont pas réfléchi au fait que ce sont les régions de l’Est, plus dépendantes du pétrole russe, qui vont payer la hausse de la facture”, s’est plaint sur Twitter Sören Pellmann, représentant pour les Länder de l’Est du parti de gauche radicale Die Linke.
La reprise en main de Rosneft Deutschland par l’État va aussi peser sur les finances publiques. Le gouvernement n’a pas détaillé le coût de cette opération, mais la mise sous tutelle de Gazprom Germania devrait coûter entre 5 et 10 milliards de dollars, et Berlin réfléchit aussi à nationaliser Uniper, l’un des plus importants opérateurs de gaz en Allemagne, qui est au bord de la faillite à cause de l’embargo sur le gaz russe. Une opération qui, elle aussi, devrait coûter plusieurs dizaines de milliards d’euros.
“C’est le coût du conflit commercial qui est menée par la Russie contre nous”, estime Detlef Stolten. Pour lui, la reprise en main par Berlin de la raffinerie de Schwedt illustre que depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, il y a une guerre militaire sur le terrain, mais aussi – moins visible – une guerre économique. Mais, pour lui, si l’Allemagne ne paie pas le prix de cette indépendance, “le coût sur le long terme sera bien plus élevé car Vladimir Poutine pourra toujours faire régner le doute sur la sécurité de l’approvisionnement énergétique”.