Alors que la Coupe du monde de football a débuté au Qatar, le temps est au beau fixe pour le pari sportif. L’Autorité nationale des jeux prévoit 530 millions d’euros de mises sur Internet, soit 70 % de plus qu’en 2018. Mais jouer comporte des risques, tout particulièrement en Seine-Saint-Denis, où le pari fragilise de nombreux jeunes précaires.
Dans le département le plus jeune et le plus pauvre de France métropolitaine, les publicités des opérateurs de paris sportifs fleurissent régulièrement sur les abribus et dans les stations de métro. En Seine-Saint-Denis, les joueurs sont à l’image de la population : urbains, souvent précaires, et jeunes. Ils sont 69 % à avoir moins de 35 ans, selon l’Autorité nationale des jeux (ANJ), l’organe de régulation des jeux d’argent et de hasard créé en 2020 par l’État français.
Axel est l’un d’entre eux : comme un tiers des jeunes de 15 à 17 ans, il était mineur lorsqu’il est entré pour la première fois dans un café et a demandé à quelqu’un de parier pour lui, alors que cela lui était théoriquement interdit.
Aujourd’hui âgé de 22 ans, ce jeune homme qui travaille dans le bâtiment a « beaucoup joué » l’an dernier. « J’ai commencé par gagner une grosse somme en pariant sur un match : 2 000 euros », confie-t-il, depuis Montreuil (93). « Alors, je me suis dit que je pouvais compléter mon salaire en pariant. »
« Je pariais 100 euros tous les jours »
Chaque jour, avant et après sa journée sur les chantiers, Axel écume Internet, se renseigne sur les matches, les cotes et les joueurs pour prévoir ses paris du lendemain. Il mise tous les jours, y pense dès le réveil, raconte-t-il. « Cela me prenait trop de temps, j’y passais mon temps libre, je pariais 100 euros tous les jours », reconnaît-il. « Pour moi, cela représente beaucoup d’argent. »
Pendant un an, le jeune homme saute de Winamax à Betclic, les applications de paris sportifs installées sur son téléphone portable. « Au départ, cela s’équilibrait, mais j’ai commencé à enchaîner les pertes. J’essayais de garder en tête les 2 000 euros. Je calculais pour ne pas aller trop loin. C’est pour ça que je me suis calmé. Finalement, je pense que le jeu ne m’a pratiquement rien rapporté. »
Échaudé, il continue toutefois de jouer, « Une fois par mois, pour le plaisir », même si, paradoxalement, il perd la majeure partie du temps. « J’aime le foot depuis tout petit, et les matches ont plus d’intensité lorsqu’on a parié. Il y a un enjeu, c’est plus trippant. » Si Axel s’est arrêté à temps, un quart des jeunes joueurs finit par basculer dans une pratique problématique, à vendre des objets ou à emprunter de l’argent, selon une étude de l’ANJ.
Un espace de prévention à destination de la jeunesse
Bien consciente du problème, la Seine-Saint-Denis tente de prévenir ses jeunes des dangers du pari sportif. Le 14 novembre, le département a lancé une campagne de prévention innovante, reprenant les codes urbains utilisés par les opérateurs des paris sportifs. Le dispositif s’appuie aussi sur un espace à destination de la jeunesse. Au centre commercial Rosny 2, l’équipe du « Tête à Tête » recueille la parole des 13-25 ans et les oriente au mieux en fonction de leur profil.
Depuis un an, les éducateurs alertent sur un besoin de prévention en matière de jeux d’argent. « Les jeunes ont commencé à parler de façon récurrente de paris sportifs avec leurs éducateurs », explique Evelyne Dorvillius, directrice de l’espace d’accueil. « Le pari sportif, qui n’existait pas à notre niveau il y a quatre ou cinq ans, est maintenant très courant. Les jeunes ne sont pas nécessairement dans l’addiction, mais on observe beaucoup de pratiques à risque. »
Il est en effet facile de basculer d’une pratique récréative à l’excès, voire à l’addiction, explique le psychiatre Marc Valleur, ancien médecin-chef de l’hôpital Marmottan (Paris 17e), spécialisé dans les addictions sans substances, comme celle induite par les jeux d’argent.
Un faux sentiment d’expertise
« Il suffit de déraper quelques semaines pour se retrouver surendetté, et beaucoup de joueurs se retrouvent très isolés, dépressifs, voire même suicidaires », indique-t-il. « D’autant que les parieurs sportifs sont souvent des impulsifs, ils jouent par amour du risque et des sensations fortes. Cette pratique coche toutes les cases du jeu addictif : il est possible d’y jouer très souvent et le jeu donne le sentiment qu’une maîtrise est possible. »
Beaucoup de joueurs ont en effet une illusion de contrôle et d’expertise, qui participe à leur addiction. À l’hôpital Marmottan, les consultations pour le jeu ont repris avec intensité depuis la fin de la pandémie de Covid-19 et le retour des compétitions sportives. « Les paris sportifs sont flamboyants en ce moment, observe Marc Valleur. Bien plus que le poker ou le PMU, c’est vraiment la catégorie de jeux en pointe depuis la fin du confinement. »
La Coupe du monde de football ne devrait pas arranger les choses : un tiers des Français a l’intention de parier sur les prochains matches, selon un sondage Harris Interactive pour l’ANJ. « Il est évident que les périodes de grandes compétitions sont très intenses, les opérateurs doivent espérer que l’équipe de France aille le plus loin possible dans la compétition », souligne Marc Valleur. « Et cela va toucher énormément de jeunes, spécifiquement dans les quartiers populaires. »
L’élévation sociale par le jeu, un mythe exploité par la publicité
Comme Axel, beaucoup considèrent les paris sportifs comme un possible complément de salaire, voire comme une alternative à une carrière professionnelle. Un mythe alimenté par les publicités des opérateurs de paris, qui ciblent les jeunes précaires des quartiers populaires. Ils n’hésitent pas à reprendre dans leurs campagnes les codes du rap, des jeux-vidéo et de la banlieue, quitte à frôler l’illégalité.
« Les publicités vendent du rêve aux jeunes, » dénonce Indra Seebarun, de l’association Addictions France. « Avec l’esthétique des publicités et les offres promotionnelles, les opérateurs exploitent l’espoir des gains et font miroiter à la jeunesse la possibilité de s’élever socialement grâce aux paris, alors que c’est impossible. »
Une publicité de l’application Winamax, intitulée « Tout pour la daronne », a ainsi été interdite en mars dernier par l’ANJ. L’autorité a en effet jugé que la campagne enfreignait les limites fixées par un décret de novembre 2020, qui interdit de donner une image positive du jeu ou de suggérer qu’il contribue à la réussite sociale.
La mesure, inédite, reste toutefois insuffisante pour les associations, qui jugent la législation existante trop facile à contourner. Addictions France appelle ainsi à une Loi Evin du jeu, qui encadrerait les publicités pour les paris sportifs à la manière de ce qui existe pour l’alcool et le tabac.
« On ne voit plus de publicité affirmant ‘avec l’alcool, la fête est plus folle’, expose Indra Seebarun. « Pourtant, BetClic peut afficher : ‘Et le sport se vit plus fort’, comme si foot et pari étaient indissociables ! Il faut légiférer sur le jeu, comme sur toutes les pratiques addictives. »
Des pertes estimées à 1,3 milliard d’euros
Le 15 novembre, Stéphane Troussel, président socialiste de la Seine-Saint-Denis, a écrit aux parlementaires pour réclamer un durcissement de la législation. « L’addiction aux paris sportifs est un problème de santé publique. En 2021, les parieurs ont perdu en France 1,3 milliard d’euros. Il est temps d’avoir une législation qui protège les gens, les plus précaires et les plus jeunes, car les risques sont considérables. »
Depuis l’ouverture à la concurrence des paris sportifs en 2010, de nombreux observateurs dénoncent ainsi la « loi de la jungle » qui règne dans le secteur. Beaucoup de pays européens voisins l’ont, semble-t-il, bien compris : l’Espagne n’autorise par exemple la diffusion de publicités qu’entre 1 h et 5 h du matin, tandis que l’Italie les a complètement interdites.
La comparaison fait fulminer Stéphane Troussel : « Face à ces entreprises sans foi ni loi, il est temps que la France cesse d’être l’idiote utile du marché des paris en Europe », martèle-t-il, alors que le secteur a crû de 44 % entre 2020 et 2021… et que BetClic, l’un des plus grands opérateurs de paris, est partenaire officiel de l’équipe de France de football.