De l’Ouganda à l’Égypte, il permet à des millions d’Africains de survivre. Mais avec le réchauffement climatique, conjugué à son exploitation humaine, le Nil s’assèche, en fragilisant avant tout les cultivateurs qui craignent pour leurs récoltes et de manquer d’électricité.
Le deuxième fleuve le plus long du monde est sous tension. En proie au réchauffement climatique et largement exploité par l’homme, le Nil, long de plus de 6 600 km, pourrait s’assécher.
L’Égypte, où plus d’une centaine de chefs d’États sont attendus dès dimanche 6 novembre pour la COP27 à Charm el-Cheikh, se trouve aujourd’hui confrontée au manque d’eau.
En cinquante ans, le débit du fleuve est passé de 3 000 mètres cubes par seconde à 2 830 mètres cubes – soit près de 100 fois moins que l’Amazone. Et ce n’est que le début : face à la baisse des précipitations et la multiplication des sécheresses annoncées en Afrique de l’Est, il pourrait diminuer de 70 % à l’horizon 2100, selon les pires prévisions de l’ONU, qui prévoit également une diminution de 75 % de la quantité d’eau disponible par habitant.
Un phénomène aux conséquences dramatiques pour les millions d’Africains dont la survie est assurée par le fleuve. Dans la dizaine de pays qu’il traverse – Tanzanie, Burundi, RD Congo, Rwanda, Ouganda, Kenya, Soudan du Sud, Soudan, Éthiopie et Égypte –, on s’inquiète de voir disparaître les terres, de perdre les récoltes ainsi que l’électricité.
« Ceux qui ont le moins d’eau en auront encore moins demain »
Coincé entre le Kenya, l’Ouganda et la Tanzanie, le lac Victoria – plus grand lac d’Afrique et source du Nil – est le plus gros pourvoyeur d’eau du Nil hors précipitations. Mais en raison du manque de pluie, de l’évaporation et des lents changements d’inclinaison de l’axe de la Terre, celui-ci pourrait un jour disparaître.
Selon une étude réalisée en 2020 par six chercheurs d’universités américaines et britanniques se basant sur des données historiques et géologiques des 100 000 dernières années, le lac Victoria pourrait avoir disparu d’ici cinq cents ans.
Or, le bassin du Nil couvre 10 % de la superficie de l’Afrique et constitue une ressource essentielle pour quelque 500 millions de personnes.
Une réalité rendant inquiétante la baisse de la crue du Nil due au réchauffement climatique, explique Habib Ayeb, géologue et professeur émérite à l’université de Paris-8-Saint-Denis. « Ceux qui ont le moins d’eau aujourd’hui en auront encore moins demain parce que la compétition sur l’eau sera encore plus terrible », explique-t-il, évoquant la priorité donnée à la grande agriculture d’investissement (agrobusiness) qui utilise les eaux du Nil. « La baisse des eaux due au réchauffement climatique aura pour conséquence de toucher les plus nécessiteux. »
Pour autant, le chercheur insiste sur un point : « Il faut faire la part des choses entre les faits du ciel (ou des dieux) et les faits du prince », estimant que les risques pesant sur les populations des rives du Nil résultent à ce jour davantage des politiques de l’eau menées dans le bassin du Nil, qu’au réchauffement climatique lui-même. « Il y a une grande compétition sur l’eau menée pour les besoins de l’agrobusiness et pour produire des choses destinées à l’export », poursuit le géologue, citant notamment le cas de l’Éthiopie et de l’Égypte. « Ces politiques qui visent à exporter l’eau du Nil sous forme de tomates ou de concombres ne considèrent pas la population qui a besoin de cette eau, ce qui crée des conflits entre les États de l’amont et ceux de l’aval ».
Une baisse de crue du Nil ne fera donc qu’empirer la situation de millions de personnes à la merci de son débit et qui n’ont déjà pas assez d’eau aujourd’hui. Des personnes qui, de surcroît, risquent, avec le temps, de souffrir davantage de la remontée de salinisation dans le delta.
Le Nil envahi par le sel de la Méditerranée
Le delta du Nil est le troisième endroit du globe le plus vulnérable au réchauffement climatique. Affaibli, le débit du fleuve ne peut plus repousser la Méditerranée, dont le niveau ne cesse de s’élever (environ 15 cm au XXe siècle).
Chaque année depuis les années 1960, la grande bleue y a dévoré entre 35 et 75 mètres de terre. Il suffirait que celle-ci monte d’un mètre seulement pour engloutir 34 % de cette région du nord de l’Égypte, forçant alors 9 millions de personnes à se déplacer.
« Moins il y aura d’eau dans la vallée du Nil, plus le delta du Nil sera envahi par les eaux de la Méditerranée », développe Habib Ayeb, le géologue de l’université Paris-8. Le processus a déjà commencé, rappelle-t-il. « La nappe phréatique sous le delta est de plus en plus envahie par les eaux salées de la Méditerranée, car de moins en moins d’eau douce arrive ». Un phénomène qui s’explique par la surutilisation du Nil qui arrive en Égypte.
Au final, « très peu d’eau de drainage continue d’arriver en Méditerranée : moins de 1 milliard de mètres cubes d’eau, ce qui est ridicule par rapport à il y a quarante ou cinquante ans », précise le chercheur. Conséquence : la frange nord souffre de la salinisation de la nappe. « C’est autant de réduction de la production agricole en Égypte alors que la population égyptienne double », développe Habib Ayeb. « Et, à moyen ou long terme, cela menace tous les villages dans la zone, d’où les populations seront obligées de se déplacer. »
Si les températures augmentent encore, la Méditerranée avancera chaque année de 100 mètres dans le delta du Nil, selon l’agence de l’ONU pour l’Environnement (Pnue).
Le sel de la Méditerranée a déjà pollué de nombreux hectares de terres, affaiblissant les plants ou les tuant. Selon les agriculteurs, la qualité des légumes s’est déjà dégradée.
Pour compenser les effets de la salinisation des sols, il faut donc plus d’eau douce dans les champs, ce qui implique de pomper dans le Nil.
À terme, la Méditerranée pourrait avaler 100 000 hectares de terres agricoles dans le delta, situé à moins de 10 mètres au-dessus du niveau de la mer, soit quasiment l’équivalent de la superficie de l’île de la Réunion, selon le Pnue.
Une catastrophe pour le nord de l’Égypte, d’où provient 30 % à 40 % de la production agricole nationale.
Des prévisions alarmantes qui aiguisent les appétits et les tentatives de capturer le débit du fleuve, et les barrages construits au fil des années n’ont fait qu’accélérer une catastrophe annoncée.
Coûte que coûte, capturer le débit
Dans les dix pays qu’il traverse, le Nil permet aussi de fournir de l’énergie aux populations.
Le Soudan, par exemple, tire plus de la moitié de son électricité de l’énergie hydroélectrique. En Ouganda, cela représente jusqu’à 80 %.
Mais cette électricité dont dépendent tant les populations pourrait ne pas durer éternellement, s’inquiète Revocatus Twinomuhangi, coordinateur du Centre de l’université Makerere (Ouganda) sur le changement climatique. En Ouganda, les coupures de courant sont déjà très fréquentes. « Si les pluies se raréfient, le niveau du lac Victoria et donc du Nil baissera. Ce qui réduira la production hydroélectrique », prévient-il.
En Éthiopie, la vie sans électricité est déjà le quotidien de la moitié des 110 millions d’habitants de ce pays de la Corne de l’Afrique, malgré le fait que le pays soit l’une des croissances les plus rapides du continent. Addis Abeba compte donc sur son méga-barrage pour y remédier. Quitte à s’écharper avec ses voisins.
Le Grand barrage de la renaissance (Gerd), dont la construction a été lancée en 2011 sur le Nil Bleu – qui rejoint au Soudan le Nil Blanc pour former le Nil –, a un objectif annoncé à terme de 13 turbines pour une production de 5 000 MW. Depuis août, son réservoir contient 22 milliards de mètres cubes d’eau sur les 74 milliards de sa pleine capacité.
Addis Abeba vante déjà le plus grand barrage hydroélectrique d’Afrique. Mais pour le Caire, c’est une source de tension qui remet en question un accord conclu en 1959 avec Khartoum, mais sans l’Éthiopie, et qui accorde 66 % du débit annuel du Nil à l’Égypte et en concède 22 % au Soudan.
Aujourd’hui, l’Égypte craint toujours une réduction drastique du débit du Nil en cas de remplissage trop rapide du Gerd. Mais le sujet provoque des débats au sein même de la communauté scientifique : des chercheurs s’accusent pour les uns d’exagérer les pertes hydriques de l’Égypte pour justifier une intervention musclée en Éthiopie, pour les autres de les minimiser et de « trahir » leur pays.
Dans leurs plantations, les agriculteurs égyptiens, eux, ont déjà vu les effets du super-barrage d’Assouan qui, comme les barrages hydroélectriques construits en Éthiopie, en Ouganda ou au Soudan, retient le limon, ce précieux engrais naturel.
Il y a quelques années, le limon du Nil bleu nourrissait encore convenablement les cultures. Mais avec la multiplication des barrages en amont du fleuve, l’eau n’en charrie plus.
Un problème supplémentaire pour le Soudan, qui peine à gérer ses ressources hydriques faute d’un système d’agriculture et de stockage ou de recyclage des eaux pluviales. La faim y menace aujourd’hui un tiers des habitants.
Comme le Soudan, les pays riverains du Nil sont tous en queue de peloton au classement ND-GAIN de la vulnérabilité au changement climatique.
Pour Callist Tindimugaya, du ministère ougandais de l’Eau et de l’Environnement, « l’impact du réchauffement va être énorme ».
« Si nous avons des pluies rares mais drues, nous subirons des inondations, si nous avons de longues périodes sans pluie, alors nous aurons moins de ressources en eau. » Or martèle le responsable, « on ne peut pas survivre sans ».
Avec AFP