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Fela Anikulapo Kuti, le seul Black President – Jeune Afrique

Fela Anikulapo Kuti, le seul Black President – Jeune Afrique


« Rébellion afrobeat », voilà le slogan qui accompagne le titre de l’exposition consacrée à Fela Anikulapo Kuti jusqu’au 11 juin 2023 à la Philharmonie de Paris. Cette formule n’a rien d’anodin puisque le parcours créé se concentre essentiellement sur l’engagement politique du « Black President ». Un parti pris que l’on doit à un commissariat de choix, incluant son compagnon de route et d’infortune jusqu’au milieu des années 1980, Mabinuori Kayode Idowu, alias ID.


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Shakara de Fela Anikulapo-Kuti : les fondamentaux de l’afrobeat

« Quand Fela se faisait arrêter, je me faisais arrêter avec lui, se souvient le cofondateur des Young African Pioneers (YAP), mouvement visant à mobiliser la jeunesse nigériane autour des idéologies socialistes du chanteur. On organisait ensemble les soirées au Shrine et notamment les yabbies nights tous les vendredis soir. Elles étaient surtout l’occasion pour Fela de diffuser ses tribunes politiques », confesse le bras droit et biographe du chanteur.

Miles Davis, John Coltrane et Charlie Parker

Alors que l’afrobeat ambiance encore les soirées du monde entier, et ce plus de cinquante ans après sa naissance, le genre est d’abord et surtout le moyen pour Fela d’utiliser « la musique comme une arme » pour dénoncer la corruption, les dictatures et toutes les formes d’oppression qui gangrènent son pays.

Ce natif d’Abeokuta, une ville située en région yoruba, à 77 km au nord de Lagos, commence sa carrière en 1963 en surfant sur la vague highlife qui cartonne au pays. Il monte Fela Ransome-Kuti – de son nom de baptême – and his Koola Lobitos, un groupe qui puise aussi son inspiration dans le jazz de Miles Davis, John Coltrane et Charlie Parker que le trompettiste et pianiste d’alors a découvert lors d’un voyage à Londres en 1958. Mais Fela trouvera son style et son ton au cours d’un séjour aux États-Unis effectué dix ans plus tard. Un voyage décisif, imprégné des mouvements Black Panther et Black Power, qui éveillera la conscience politique de ce fils d’une militante pour les droits des femmes et d’un père directeur d’école et président du syndicat des professeurs du Nigeria.

Meeting du MOP au Tafawa Balewa Square de Lagos, novembre 1978. © Femi Bankole Osunla, collection Mabinuori Kayode Idowu / Cité de la Musique

Meeting du MOP au Tafawa Balewa Square de Lagos, novembre 1978. © Femi Bankole Osunla, collection Mabinuori Kayode Idowu / Cité de la Musique

 


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Fela Kuti : retour sur la vie et le combat du « Black President » en dix dates

C’est cet itinéraire d’un enfant rebelle, d’un musicien dissident dans le Nigeria des années 1980, à l’origine du Movement of the People (MOP) – parti politique inspiré de la pensée panafricaniste de l’ancien président du Ghana Kwane Nkrumah – que cette exposition donne avant tout à voir. Un parcours évidemment rythmé d’extraits sonores du Shrine et de concerts, compilé par le conseiller musical Sodi Marciszewer, ingénieur du son ayant œuvré auprès de trois générations de Kuti.

« Il y a déjà eu des expositions sur l’apport musical de Fela dans l’industrie, relate Alexandre Girard-Muscagorry, conservateur du patrimoine à la cité de la Musique. Nous avons voulu proposer une entrée dans la matière sonore et politique pour la penser de manière globale. Cette matière résonne d’autant plus à la lumière des mouvements Black Lives Matter aux États-Unis et End SARS au Nigeria [manifestations contre les brutalités policières et les oppressions qui ont fortement mobilisé la jeunesse nigériane en 2020, NDLR]. Des mouvements qui ont réactivé le discours de Fela ».

Musicien controversé

Une carte reconstitue l’emplacement des clubs mythiques de Lagos et de sa périphérie. Des photos d’archives révèlent des moments de vie de l’artiste passés dans la république de Kalakuta, sa résidence, le siège de ses projets politiques et une communauté alternative affranchie des lois nigérianes. Tandis que les « queens » – épouses, danseuses, chanteuses et activistes – reprennent la place qu’elles méritent, magnifiées dans une série de portraits où leurs visages se colorent de peintures guerrières, en tant qu’inspiratrices artistiques et idéologiques de Fela.

« À cette époque, l’extérieur ne comprend pas que Fela puisse avoir 27 épouses, et on ne retient de cette histoire que la domination qu’il aurait exercée sur elles, rembobine ID. Or elles ont aussi fait partie intégrante du projet qu’il portait. Cette exposition permet de comprendre l’homme qui se cache derrière le portrait sensationnaliste qu’on a trop souvent pu faire de lui. »

Un homme dont la tenue phare ne tenait qu’à un bout de tissu à imprimés colorés et enfantins. Une collection de slips qui fait l’objet d’une série exposée sous vitrine. Le chanteur les portait à la scène comme à la ville pour dévoiler sa silhouette gracile en signe de protestation contre l’embonpoint des élites nigérianes et révéler ses nombreuses cicatrices, marqueurs des brutalités policières dont il avait été victime. Autant de matériels glanés auprès de la diaspora d’Europe, mais aussi au Nigeria auprès de la famille, qui a largement contribué à l’installation de l’exposition.

Parmi eux, les fils et petits-fils de l’artiste, Femi, Kule et Made, et sa fille aînée, Yeni Kuti. « Il nous fallait comprendre le terrain de l’intérieur pour décentrer le regard et aborder cette histoire aussi politique que musicale avec la distance nécessaire, en nous affranchissant de notre point de vue français », concède Mathilde Thibault-Starzyk, commissaire de l’exposition.

Décoloniser les imaginaires

Si la méthode choisie mise, à raison, sur la décolonisation des esprits et des imaginaires, elle montre aussi combien la France a joué et continue de jouer un rôle particulier dans la saga Fela. Lui qui n’a jamais eu l’envie d’exporter sa musique doit pourtant s’internationaliser et conquérir l’Europe. Il s’entoure de quelque soixante-dix musiciens et danseuses pour se produire sur la prestigieuse scène du festival de jazz de Berlin. Nous sommes en 1978.

« C’est la première fois que je voyage en dehors du Nigeria, glisse ID. Dans les années 1980, Fela est très controversé. Certains le considèrent comme le Che Guevara africain, d’autres comme un dictateur, encore une fois en raison de ses femmes. Donc, en Allemagne, ça ne prend pas vraiment. Puis, en Italie, alors que Fela doit rencontrer le chef du Parti communiste [PC], la CIA planque 40 kg de marijuana dans nos valises… Le PC finira par nous blacklister. Notre seule terre d’accueil sera la France. C’est l’époque de Jean-François Bizot et de radio Nova. Il nous a beaucoup soutenus. »


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Manu Dibango et autres jazzmen en majesté

À l’intérieur des vitrines, des coupures de presse tirées d’Actuel, d’Afro Magazine, le mensuel musical de Manu Dibango, ou encore un supplément de Jeune Afrique de 1984 revenant sur le phénomène Fela. Dans une France marquée par l’essor de la world music et des mouvements antiracistes comme Touche pas à mon pote et SOS Racisme, la figure de résistant qu’incarne Fela trouve un écho retentissant. « C’était notre premier passage en Europe où il n’y a pas eu de scandale, insiste Mabinuori Kayode Idowu. Et cette tradition, ce lien avec la France, perdure aujourd’hui. »

Distinction française

Fela Kuti est mort le 2 août 1997. © Capture d’écran/Arte TV

Fela Kuti est mort le 2 août 1997. © Capture d’écran/Arte TV

Flashback, le 3 juillet 2018, Emmanuel Macron se déhanche au Shrine, quarante-cinq ans après sa création. L’objectif de cette visite au Nigeria n’est un secret pour personne : conquérir de nouveaux marchés. « Les Nigérians ont mal vu l’arrivée du président français au club au départ, se rappelle Femi Kuti, fièrement dressé dans un costume en wax devant un tirage de son père trompette à la main. Ils taxaient cette visite de colonialiste, poursuit-il. Mais on ne peut pas négliger le rôle qu’elle a tenu, dès les années 1980, pour la promotion de nos musiques. Tous les articles sur mon père ont d’abord été écrits dans la presse française », reconnaît-il.


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Femi Kuti : « L’Afrique reprendra toute sa place »

« Devons-nous être ennemis ou trouver un terrain d’entente pour avancer ? Je préfère la deuxième option, car certaines des actions du président actuel sont bonnes à l’égard des Africains, notamment celles qui ont été menées pour l’art, la musique et la littérature, comme la Saison Africa 2020, et je respecte Macron pour ça », tranche le musicien, fraîchement décoré de la médaille de Chevalier des arts et des lettres par la ministre française de la Culture, Rima Abdul Malak.

Selon ID, aucun doute. Cette distinction organisée spécialement dans le cadre de l’exposition n’est autre que « la consécration de tout ce que Fela et ses héritiers ont fait pour la musique, et la preuve que Femi a su marquer son propre terrain sans copier-coller son patriarche ». Pour que l’histoire de l’afrobeat continue de s’écrire.

 

Shrine bright / Tombeau africain

C’est en 1973 que Fela Anikupalo fonde l’Africa Shrine (« tombeau africain », en français), club mythique implanté à Lagos dont l’emplacement évoluera au fil du temps. Dernier site en date, Ikeja, un quartier populaire situé au nord de la ville. Aujourd’hui rebaptisé le New Afrika Srine, l’espace vibre toujours en accueillant chaque année depuis 1998 le Felabration Music Festival, un événement organisé par Yeni Kuti en hommage à son père. Devenu une attraction touristique, le lieu abrite une galerie avec des photos d’archive de l’inventeur de l’afrobeat et des showcases de ses enfants, en particulier ceux de Femi.

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