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Les ministres français Gérald Darmanin, Éric Dupond-Moretti et Gabriel Attal se rendent vendredi en Guyane pour évoquer le trafic de drogue, qui gangrène le territoire, et annoncer la fin d’une expérimentation controversée dans la région.
« La lutte contre le trafic de drogue en Guyane est une guerre perdue dont nous sommes les figurants », lâche, désabusé, David*, douanier de 30 ans, à l’aéroport d’Orly. Comme l’ensemble de ses collègues, il n’a pas compris la mesure prise le 1er juillet dernier par le procureur de la République de Cayenne, consistant à classer sans suite toutes les saisies de moins de 1,5 kg de cocaïne. Autrement dit, toute personne transitant entre Cayenne et Paris avec l’équivalent d’environ 100 000 euros de drogue à la revente ne faisait, depuis cet été, l’objet d’aucune enquête, d’aucun procès, ni même de mesure alternative.
Aveu d’échec des responsables politiques ou stratégie mal présentée, la mesure semble n’avoir pas été comprise, ni acceptée par personne. Au point que Gérald Darmanin (ministre de l’Intérieur), Éric Dupond-Moretti (Justice), et Gabriel Attal (Comptes publics et Douanes), qui se rendent en Guyane du 29 septembre au 1er octobre pour assister aux Assises de la sécurité, ont été contraints d’annoncer la fin de l’expérimentation à compter de vendredi.
« La lutte contre les réseaux », pas contre les mules
À l’origine, la mesure visait pourtant à diminuer la « charge que le trafic de stupéfiants fait peser sur l’ensemble de la chaîne pénale et d’accentuer l’effort sur les violences commises sur la voie publique et les trafics d’armes », expliquait cet été dans son communiqué le parquet de Cayenne, pour qui l’objectif était « d’augmenter les prises de matière en diminuant l’impact sur les services ». Il faut dire que le flux du trafic depuis la Guyane est exponentiel. Le procureur général estime que le nombre de mules qui sont dirigées vers les vols Cayenne-Paris s’élève à « une bonne trentaine par vol », soit environ une centaine de personnes par jour.
Sur le principe, le Syndicat de la magistrature voit plutôt la mesure d’un bon œil. « La répression ne peut pas être l’alpha et l’oméga de la lutte contre la drogue », explique Kim Reuflet, présidente du syndicat, au magazine Marianne du 15 septembre. « Si on regarde cette directive pénale, c’est une gestion pragmatique de ce à quoi le procureur doit être confronté en Guyane. Il met la priorité sur la lutte contre les réseaux, et pas sur la lutte contre les mules. Les mettre en prison pour faire diminuer le trafic, ça n’a jamais marché, sinon on le saurait depuis un moment. Nous soutenons depuis toujours que ces personnes sont les victimes, plus que les coupables, du trafic de stupéfiants. Ce sont des personnes exploitées du fait de la misère. Il faudrait que ces jeunes femmes trouvent d’autres moyens de gagner de l’argent. »
Un message « dévastateur »
Contraint d’appliquer les directives, les douaniers ont donc procédé depuis le 1er juillet à une seule « procédure simplifiée » pour les personnes transportant jusqu’à 1,5 kg de cocaïne, principalement « in corpore » c’est-à-dire sous forme d’ovules ingérées par des « mules » en partance pour l’aéroport d’Orly. La personne, une fois interpellée, était libérée avec une simple interdiction de paraître à l’aéroport de Cayenne « pendant six mois » et une « inscription au FPR » (Fichier des personnes recherchées). Entre 1,5 et 4 kg, le suspect recevait directement une convocation pour comparaître au tribunal. Au-delà de 4 kg, le trafiquant était présenté au parquet.
Mais l’expérimentation, jugée trop pragmatique par les syndicats de police, ne passe pas au sein des douaniers qui œuvrent chaque jour aux frontières. « Avec cette mesure, on avait vraiment l’impression qu’on ne servait à rien, qu’on gérait des passoires, désespère David. Déjà que lorsque l’on arrête une mule, il y en a 15 qui passent au même moment. Donc vous imaginez le message que vous envoyez quand, en plus, on est censé relâcher l’individu ? C’est dévastateur ! »
Pire, sur le terrain, la mesure se révèle contre-productive. « On s’est vite rendu compte que les trafiquants préféraient envoyer davantage de personnes détenant 1,5 kg de cocaïne qui sont certaines de passer sans trop d’encombre, qu’une seule avec plus de 1,5 kg qui risquerait d’être prise, explique le douanier de région parisienne. En multipliant les mules, ils augmentaient en même temps leur trafic en toute impunité. »
Les moyens humains et matériels en question
Quelles solutions pour endiguer le phénomène ? Pour Gérald Darmanin, il existe en Guyane « une délinquance extrêmement forte qui vient de plusieurs raisons : pauvreté évidente, des problèmes de drogues et de frontières ». « Ce n’est pas un problème d’effectifs supplémentaires », écarte d’emblée le locataire de Beauvau. « Il y a quatre escadrons de gendarmerie à demeure, ce qui n’est le cas nulle part ailleurs, sauf à Mayotte. »
Faux, répondent les syndicats douaniers, qui pointent un manque de moyens humain et matériel. « Une interpellation mobilise trois douaniers et dure en moyenne sept heures entre la retenue douanière, le déplacement à l’Hôtel Dieu pour effectuer un scanner, jusqu’au procès-verbal. Sur les dix douaniers présents, il y en a deux qui gèrent les détaxes. Il ne reste donc que cinq agents pour contrôler tout un vol en provenant de Cayenne sans compter les autres vols qui arrivent des Antilles et d’Amérique latine. On ne fait peur qu’aux honnêtes gens. Les trafiquants, eux, savent qu’on est incapable de faire face au flux », déplore David.
Scanners et fouilles versus liberté individuelle
Un rapport publié par le Sénat le 15 septembre, qui prévoit de « mettre fin au trafic de cocaïne en Guyane », préconise une série de mesures concrètes. La mission parlementaire plaide notamment pour que de nouveaux équipements soient déployés à l’aéroport Félix-Éboué de Cayenne, tels que des scanners à rayons X pour le contrôle des bagages. Les sénateurs sont également favorables à la « réalisation ponctuelle de contrôles approfondis dits ‘à 100 %’ à l’arrivée des vols en provenance de Guyane, à l’image de ceux pratiqués par les Pays-Bas sur les vols venant de pays à risques. »
Des mesures efficaces qui semblent complexes à mettre en place en France. « L’hypersécurisation que les Pays-Bas sont parvenus à mettre en place pour les vols en partance du Surinam est impensable en France, abonde David. Ici, on ne peut pas toucher de la même manière aux libertés individuelles. De toute façon, le problème en Guyane est plus général. C’est la région la plus pauvre de France et les responsables politiques n’ont pas grand-chose à leur proposer, alors le trafic de drogue arrange finalement tout le monde. »
* prénom modifié afin de garantir l’anonymat du témoignage.