Quand Harouna Sow se réfugie en France, en 2012, il n’a encore jamais rien cuisiné de sa vie. Dix ans plus tard, le tableau a totalement changé : après avoir été chef formateur à la résidence du Refugee Food pendant deux ans, il est aujourd’hui à la tête de son propre restaurant, Waalo, dans le 2e arrondissement de Paris, et, depuis septembre, dirige en parallèle La Cantine des Arbustes, un restaurant social, situé dans le 14e arrondissement.
Alors, forcément, quand on contacte le chef d’origine mauritanienne pour une interview, on entend le tintement des casseroles et autres faitouts en arrière-fond, et il faut caler questions et réponses avant que ne soit expédiée la prochaine fournée.
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Avant de passer derrière fourneaux, Harouna Sow n’était pas un fin gourmet. Sa vision de la gastronomie se cantonnait à trois repas par jour, histoire de se nourrir. « Je n’avais même pas spécialement de plaisir de l’assiette, je mangeais pour me remplir l’estomac », confie-t-il. Jamais il ne s’était demandé qui avait planté les légumes, élevé les animaux de boucherie, cuisiné les plat qui s’offraient à lui. « Pour moi, c’était juste naturel de manger. Je savais dire si c’était bon ou pas, et hop, je passais à autre chose », se souvient-il, amusé.
Cuisine ou BTP ?
Mais, quand on a quitté la Mauritanie pour la France, les offres de formation sont limitées dans le pays d’accueil : « On me proposait soit le bâtiment soit la restauration. Or le BTP ne me correspondait pas du tout », admet-il. Le voilà donc apprenti au Pullman Paris Tour Eiffel, auprès du chef Alain Losbar. Les deux premières années, il voit dans ce travail un simple emploi alimentaire. « De là où je viens, être cuisinier c’est exercer un métier de femme, c’est presque lié à une image de soumission, péjorative. Ça n’a pas été du goût de tout le monde, dans ma famille ! » rappelle-t-il.
À l’aise sous sa toque, il évoque l’écart qui sépare radicalement la représentation de la gastronomie dans les deux pays : « En France, elle est très populaire et bénéficie d’un fort ancrage culturel ». Et reconnaît qu’à ses débuts, il a eu du mal à s’approprier le métier, à trouver sa place, à travailler pour des maisons françaises sur des recettes qu’il ne connaissait pas.
J’ai découvert que la gastronomie était capable d’influencer toute une nation
Mais Losbar l’éveille à la discipline, lui fait rencontrer des producteurs, et, finalement, change son regard sur ce métier. Harouna Sow finit par avoir un déclic, grâce à son mentor : « Il m’a ouvert sa porte et m’a formé. Il m’a dit : “Je vais te transmettre quelque chose de très important, sans ça, tu n’iras pas loin”, en m’éduquant à l’histoire des traditions culinaires françaises. Il m’a démontré qu’on pouvait trouver sa place dans une société grâce à la cuisine. J’ai ouvert les yeux sur le pouvoir universel de la gastronomie, capable d’influencer toute une nation. » Rien à voir avec l’image du « boulot » qu’il avait en tête, avoue-t-il avec détachement.
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L’engagement de tous les corps de métiers autour de la table le fascine. Deux ans plus tard, la cuisine devient une passion. « Cuisiner donne un certain pouvoir sur les gens que l’on rencontre, et, chaque jour, on voit de nouvelles têtes », observe celui qui accompagne les actions de l’association Refuge Food.
Harouna Sow voit en effet dans son statut de chef l’occasion de redonner un peu de « chez soi » à ceux qui ont été contraints de partir. Quand l’exil déchire une existence et prive de tout repère, la gastronomie réconforte. Losbar avait raison, elle a offert à Sow une nouvelle histoire. Pendant deux ans, il a été chef-formateur pour l’association, mû par l’envie d’offrir à d’autres la chance dont il a bénéficié.
« Dans les cuisines de restaurants, il y a beaucoup de personnel issu de l’immigration, que l’on ne met pas en avant et qui travaille énormément », argumente-t-il. Sans être sur le devant de la scène, « une forte communauté d’Afrique noire contribue à la gastronomie française. En tant que chef noir en France, j’ai aussi envie de défendre ma culture, de montrer qu’on a de beaux produits, et d’entraîner une communauté avec moi dans cette démarche ».
Trésors d’Afrique
Justement, comme ce sont les produits qui font l’assiette, l’Afrique de l’Ouest gagnerait, selon lui, à exploiter davantage ceux qu’elle cultive, à mettre en valeur ses trésors naturels, comme le kinkéliba, une plante qui peut faire penser au thé et qui pousse dans la brousse. Ce qu’il préfère préparer ? Le couscous, mais plutôt à la mode sénégalaise ou mauritanienne que dans sa version maghrébine : à base de mil, une céréale plus parfumée que la semoule de blé, du moins d’après lui ! S’il en existe de nombreuses variantes, avec de l’agneau ou du chameau, on lui trouve toujours un ingrédient commun, utilisé uniquement dans ces régions : du poisson fumé ou séché. « Cet accord terre-mer est difficile à maîtriser et très intéressant pour le couscous, auquel il donne un goût iodé », précise-t-il.
Le mafé peut trouver sa place partout dans le monde et dans tous les établissements
Quand on lui demande d’analyser ce que la gastronomie africaine peut apporter à la gastronomie française, il coupe court. Le message qu’il veut faire passer par l’assiette n’est pas celui-là. Commençons déjà par faire connaître la gastronomie africaine, ô combien riche et délicieuse, avant de vouloir la fondre avec une cuisine plus connue ! C’est dans cette direction que lui veut aller : entraîner les palais occidentaux aux saveurs d’Afrique. Avec du mafé, par exemple. Même si ce n’est pas toujours du goût de tous, y compris des connaisseurs : « Quand je fais du mafé dans des restaurants, on me dit parfois que c’est un plat qui doit rester à la maison. Je ne suis pas d’accord. Cette recette peut trouver sa place partout dans le monde et dans tous types d’établissements. » La France manque d’influences subsahariennes, « les chefs français ne se rendent guère en Afrique, comme si nous n’avions rien à proposer », regrette-t-il.