C’est Immaculée, une grande dame aux épaules maigres, qui prend la parole en premier : « J’ai peur tout le temps. Avant, j’étais aussi très en colère. Je jetais des pierres sur les passants. Et puis on m’a administré un médicament. Ce médicament, c’est le groupe », dit-elle d’une voix grave et éraillée. L’assistance approuve dans un murmure. Autour d’elle, ce lundi d’août, une dizaine de femmes vêtues de pagnes colorés sont assises en cercle devant de grandes fenêtres ouvrant sur les collines rwandaises.
Plusieurs fois par mois, dans sa maison de Mushubati, dans l’ouest du Rwanda, Emilienne Mukansoro accueille des groupes de parole de femmes violées pendant le génocide des Tutsi en 1994. Pour cette psychothérapeute au rire généreux, l’écoute des rescapés est devenue au fil des années une passion autant qu’une bouée de sauvetage. « J’ai survécu alors que tant d’autres ont été tués. Il fallait faire quelque chose de cette vie offerte », explique-t-elle. Ce sera la thérapie de groupe.
Selon l’ONU, quelque 800 000 Tutsi et Hutu modérés ont été massacrés au Rwanda entre avril et juillet 1994. Dans le même temps, 100 000 à 250 000 femmes ont été violées. Un génocide de proximité qui s’est joué entre voisins, entre amis, parfois même au sein des familles. « Sur les collines, la parole de ces femmes est accablante. Parler de l’agression revient à dire que le mari n’a pas su protéger sa femme, qu’il ne vaut rien. C’est quelque chose que les proches ne veulent pas entendre », souligne la thérapeute. D’ailleurs, ajoute-t-elle, « dans les familles de rescapés, comme dans celles des bourreaux, on ne parle pas de ce qui s’est passé, car on ne sait pas comment le faire sans accuser, sans propager la souffrance ».
Le Rwanda, avec ses 13 millions d’habitants, ne compte qu’une quinzaine de psychiatres, malgré l’ouverture de cursus dédiés à l’université. Dès 1995, le gouvernement a lancé une politique de décentralisation des soins au niveau communautaire et créé des unités de santé mentale dans les principaux hôpitaux du pays, mais peu de malades les fréquentent. « Si tu te rends dans un service de santé mentale, on te pointe du doigt. Alors les gens préfèrent aller chez les tradipraticiens ou prier chaque jour dans des églises. Il n’y a pas de prise de conscience de l’importance de la psychothérapie », regrette Emilienne Mukansoro.
« Partagée, la souffrance devient plus légère »
Pour cette dernière, le déclic a lieu au début des années 2000. Le Rwanda s’embarque alors dans un ambitieux programme de justice et de réconciliation : les tribunaux gacaca. En l’espace de dix ans, ces cours locales et populaires jugeront deux millions de personnes pour des crimes commis durant le génocide. Sous les arbres, dans les écoles ou sur les places des villages, des juges désignés par la communauté ont écouté les témoignages et tenté de reconstituer ce qu’il s’était passé pendant les massacres.
A l’époque, Emilienne Mukansoro est conseillère en traumatisme au sein de l’association de rescapés Ibuka. On la charge d’aiguiller et de soutenir les femmes pendant les procédures. « Beaucoup devaient témoigner devant leur violeur. J’ai vu combien cela les détruisait. Elles revivaient ce qu’elles avaient subi. Elles s’effondraient par terre. C’était horrible », se souvient-elle. Même si ce type d’audience se tient à huis clos, les informations circulent vite dans les villages et l’histoire des victimes devient souvent publique, ce qui ajoute à leur souffrance.
Emilienne Mukansoro, qui a soigneusement gardé le numéro de téléphone de ces femmes, leur propose de se retrouver à plusieurs, de temps en temps, pour discuter. A l’époque, la jeune femme est déjà persuadée des bienfaits des groupes de parole : elle les pratique depuis plusieurs années de manière informelle avec des rescapés sur les collines du pays. « J’avais découvert à quel point il est important de se sentir écouté par des personnes ayant vécu la même chose que soi. Face à l’horreur, le groupe materne les participants. Partagée, la souffrance devient plus légère », souligne-t-elle.
A ceux qui lui reprochent d’être trop proche de l’histoire de ses patientes, elle répond : « Dans un groupe, ce n’est pas toi qui fais le gros du travail, ce sont les autres. Il y a un partage des non-dits, des émotions. Pendant les séances, je parle très peu, je garde ma place. Mais il faut être là en totalité. C’est ce qui fait que le groupe fonctionne. » Avec l’aide de Naasson Munyandamutsa – l’un des premiers psychiatres rwandais et une figure centrale de la construction du système de soins en santé mentale après le génocide –, elle encadre et théorise peu à peu sa pratique. Et se soigne elle-même en chemin.
« Gérer des traumatismes importants »
Véritable pionnière du groupe de parole au Rwanda, Emilienne Mukansoro a suivi des centaines de femmes, parfois sur plusieurs années. Alors que des victimes vivent encore sur la même colline que leurs bourreaux sortis de prison et leurs descendants, la maison de la soignante est un espace où tous les sentiments sont autorisés. Même la rancœur et la colère.
« Ils habitent tout près de mon champ. Quand j’y vais, tout change. Je ne me sens pas bien. Je deviens une autre. Je ne supporte pas de les rencontrer. Donc je fuis », souffle Marie-Rose, qui tremble de rage en énumérant la liste de ses séquelles physiques : cicatrices sur le dos, maux de tête incessants, douleurs musculaires. « Mon agresseur est mort la semaine dernière… Vous voyez, il pensait me détruire et finalement je lui survis ! », lance une autre pour détendre l’atmosphère.
Au fur et à mesure de la séance, la conversation glisse vers le sujet de la résilience. « Je ne veux pas que mes voisins voient ma souffrance. Je ne veux surtout pas qu’ils s’en réjouissent, confie José, de l’autre côté du cercle. Aujourd’hui, je refuse que mes enfants grandissent dans la haine comme moi. » Au terme du suivi, certaines sortent de leur isolement, osent participer à la vie sociale de leur village, choisissent même de se marier.
« Dans les sociétés africaines, tout se résout de manière collective. Donc la notion de groupe est extrêmement intéressante pour gérer des traumatismes importants », estime Eugène Rutembesa, psychologue clinicien et professeur à l’université du Rwanda. Aujourd’hui, de nombreuses organisations rwandaises incluent les groupes de parole dans leurs activités de soins en santé mentale. Emilienne Mukansoro en anime ainsi régulièrement au sein de l’association Never Again, avec des victimes comme avec des bourreaux.
Sommaire de notre série « L’Afrique en thérapie »
Dépression, schizophrénie, troubles bipolaires… Les maladies mentales restent les parentes pauvres des politiques de santé publique en Afrique. Les Etats du continent ne consacrent, en moyenne, à leur prise en charge que 0,46 dollar par habitant, alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande aux pays à faible revenu d’y dédier au moins 2 dollars. Un sous-investissement aggravé par le tabou qui pèse toujours sur la « folie » dans de nombreux pays d’Afrique.