Depuis plusieurs semaines, les Français vivent au rythme d’épisodes caniculaires successifs. Mais il n’y a pas que la terre qui surchauffe : fin juillet, la température à la surface de la Méditerranée atteignait 30,7 °C, un record. Ce phénomène de « canicule marine » devient de plus en plus fréquent dans les mers et océans en raison du réchauffement climatique, avec des conséquences dramatiques pour la biodiversité.
Sous l’eau aussi, le thermomètre s’affole. Fin juillet, la température de la Méditerranée atteignait « un pic » de 30,7 °C au large de la côte d’Alistro, dans l’est de la Corse, selon l’observatoire météorologique Keraunos. Le lendemain, dans la rade de Villefranche-sur-Mer, Jean-Pierre Gattuso, chercheur au laboratoire d’océanographie de cette station balnéaire, située à quelques kilomètres de Nice, relevait 29,2 °C. « Du jamais vu », assure ce directeur de recherches au CNRS. À cette période de l’année, la température de la Méditerranée est habituellement comprise entre 21 et 24 °C.
« Nous sommes dans une période de canicule marine », explique Jean-Pierre Gattuso. « Comme son équivalent terrestre, elle se caractérise par des températures inhabituelles pour la saison et peut durer plusieurs jours, voire plusieurs semaines, et concerner une zone plus ou moins étendue. » Dans le cas présent, selon le spécialiste, elle dure depuis fin juin et concerne toute la Méditerranée occidentale, de la botte de l’Italie jusqu’à l’Espagne.
Des canicules liées aux pics de chaleur terrestres
Cette anomalie climatique est justement liée aux vagues de chaleur successives qui ont touché le sud et l’ouest de l’Europe ces dernières semaines. « La température dans l’atmosphère et celle de l’océan fonctionnent ensemble », rappelle Carole Saout-Grit, physicienne océanographe. « Quand on parle du réchauffement climatique, il ne faut pas oublier que 90 % de la chaleur qui s’est accumulée depuis l’ère préindustrielle a été absorbée par l’océan. »
« Quand il y a un excès de chaleur dans l’atmosphère, l’océan va essayer de l’aspirer et cela peut donc provoquer une surchauffe de l’eau », poursuit-elle. À une condition : « L’eau doit être stable, il ne doit pas y avoir de vent. Ce qui est exactement la situation en Méditerranée en ce moment ». Dans le cas contraire, un coup de vent permettrait en effet à l’eau en surface de se mélanger à l’eau en profondeur, plus fraîche, et donc à la température globale de baisser.
En outre, ces canicules marines ne se cantonnent pas à la Méditerranée. « L’océan Pacifique, notamment le Pacifique nord et l’Australie de l’Ouest, ont déjà été touchés par ce phénomène », explique Jean-Pierre Gattuso. Plus récemment, on en a observé en Atlantique sud et dans l’océan Arctique, révèle de son côté le Marine Heatwave Tracker, un logiciel permettant d’identifier les vagues de chaleur océaniques sur l’ensemble du globe.
Des effets dévastateurs sur les écosystèmes marins
Or, ces hausses soudaines et ponctuelles de la température, qui viennent s’ajouter au réchauffement global des océans, ont des conséquences désastreuses pour la faune et la flore aquatique. « Avec une équipe de 70 scientifiques, nous en avons étudié l’impact, en Méditerranée, pour la période allant de 2015-2019. Nous avons déterminé que 90 % de la zone avait été affectée et qu’une cinquantaine d’espèces avaient fait l’objet d’une mortalité massive », détaille le chercheur de Villefranche-sur-Mer.
Les principales victimes : les coraux, les oursins, les éponges mais aussi les posidonies, une plante qui a justement la qualité de stocker une grande quantité de carbone dans le sol. « En Espagne, certains scientifiques prévoient ainsi que la posidonie pourrait disparaître des îles Baléares d’ici 2040 », précise le chercheur du CNRS.
De l’autre côté du globe, ces canicules marines participent aussi au blanchiment de la Grande Barrière de corail. Selon un rapport du gouvernement australien, publié en mai, 91 % de la barrière a ainsi subi un blanchiment en raison d’une vague de chaleur prolongée lors de l’été austral. Au total, 50 % des récifs coralliens mondiaux sont considérés comme menacés, à terme, par le réchauffement des océans.
Fuir ou survivre
Si ces espèces statiques sont condamnées à s’adapter à ces nouvelles températures, ou à mourir, certains poissons, crustacés et autres mammifères marins, eux, fuient leur habitat pour rejoindre des eaux plus fraîches. Des déplacements qui peuvent varier d’une dizaine à des milliers de kilomètres, révélait en octobre 2020 une étude publiée dans la revue scientifique Nature. Dans les zones tropicales, par exemple, où les variations de température de la mer sont faibles, des espèces peuvent ainsi parcourir plus de 2 000 kilomètres pour retrouver un habitat qui leur convient.
La Méditerranée voit ainsi arriver dans ses eaux des espèces peuplant habituellement la mer Rouge ou l’Atlantique tandis que d’autres passent du sud de la mer au nord. « Parmi elles, certaines sont inoffensives mais d’autres, comme le poisson-lapin, sont très voraces et dévorent les algues, entraînant encore une dégradation de milieu et pouvant mettre en péril des espèces autochtones toujours présentes », poursuit Jean-Pierre Gattuso.
« Tout l’écosystème marin se retrouve ainsi perturbé », résume le chercheur. « Et d’un point de vue économique et social, cela peut avoir des conséquences néfastes pour les activités de pêche – avec certaines espèces de poissons venant à manquer dans certains territoires, par exemple. »
Un phénomène intensifié par le réchauffement climatique
Aujourd’hui, Jean-Pierre Gattuso et Caroline Saout-Grit tirent la sonnette d’alarme. « Les scientifiques ont montré qu’avec le réchauffement climatique, les canicules terrestres allaient se multiplier et s’intensifier. Il en sera donc de même pour les pics de chaleur marins », déplore le chercheur du CNRS.
En 2019, le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat sur les Océans et la cryosphère, auquel Jean-Pierre Gattuso a participé, révélait que l’intensité, l’étendue et la durée de ces canicules marines avaient déjà été multipliées par deux entre 1982 et 2016. « Et cela ne fera qu’empirer si on ne limite pas nos émissions de CO2 », martèle le chercheur, qui anticipe : « Si on se maintient à un réchauffement de deux degrés supplémentaires, les vagues de chaleur océaniques seront multipliées par 20… au-delà, ce sera par 50 ».
« Cette vague de chaleur marine en Méditerranée est la preuve que nos prévisions sont justes », assène-t-il. « Les chiffres dépassent tous les précédents records – celui de l’intensité datait du 5 août 2018, quand la température de l’eau avait atteint 28 °C au large de Marseille, et celui de la durée datait de 2003 avec une vague de chaleur qui avait duré du 3 août au 2 septembre. »
Sans compter que, pour les humains, ces pics de chaleur peuvent avoir une dernière conséquence : provoquer de fortes précipitations et des inondations. « Si la Méditerranée est chaude au début de l’automne, cela crée des nuages gorgés d’eau de mer prêts à éclater, entraînant des fortes pluies et des inondations – c’est ce qu’on appelle les épisodes cévenols. C’est ce qu’il s’est passé lors des importantes crues en 2019 ».