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Face à la recrudescence des départs clandestins vers l’Europe, le psychologue Wael Garnaoui plaide pour une meilleure prise de conscience de l’impact de la migration irrégulière sur la santé mentale des candidats à l’exil, mais aussi de leurs familles. Il a suivi pendant deux ans, au Havre, des mineurs non accompagnés ainsi que des migrants en situation précaire. Une expérience retracée dans son ouvrage Harga et Désir d’Occident, paru en septembre, ainsi que dans ses travaux de recherche.
Avez-vous identifié chez vos patients des troubles psychologiques qui précèdent le projet de migration clandestine ?
Oui, et le symptôme le plus important est celui que j’appelle le « traumatisme d’immobilité ». Il concerne des personnes nées en Tunisie qui, à un moment donné de leur vie, découvrent qu’elles n’ont pas le droit de voyager ou de quitter le territoire tunisien à cause des politiques restrictives de visas. Le fait d’être forcées à l’immobilité dans leur pays engendre un désir encore plus fort d’en partir. On ne veut plus juste voyager, mais quitter définitivement la Tunisie à cause du sentiment d’enfermement. Le refus du visa crée aussi une sensation de rejet et des « fractures existentielles » face à une société occidentale qui ne veut pas d’eux. L’Europe est présente dans les médias, la culture, sur les réseaux sociaux, tout en demeurant inaccessible physiquement, et cela crée des problèmes au niveau de la construction de l’identité.
Et pour ceux qui réussissent leur traversée clandestine, quel est l’état d’esprit lorsqu’ils arrivent en Europe ?
La grande majorité vit une désillusion, car ils sont nombreux à sous-estimer la difficulté d’obtenir des papiers, surtout les mineurs non accompagnés. Certains passent par des dispositifs d’accueil ou de rétention, puis par les multiples procédures pour se régulariser. Ils vivent des situations souvent humiliantes, voire du racisme et des maltraitances, notamment dans les centres de rétention italiens. Tout ce parcours a un impact sur leur santé mentale. Même si beaucoup savent avant de partir que l’arrivée en Europe est loin d’être facile, il y a un déni. L’Europe reste la meilleure ligne de fuite, avec aussi des success stories qui servent de modèles à ceux qui partent.
« Même si beaucoup savent avant de partir que l’arrivée en Europe est loin d’être facile, il y a un déni »
La réalité administrative et sociale une fois sur place devient ainsi très dure à accepter et beaucoup sont exposés à des risques psychosociaux susceptibles de générer des troubles, comme la vulnérabilité, la précarité, l’impossibilité de trouver un logement. Pour certains s’y ajoutent des traumas liés à des reviviscences ou flash-back de leur traversée ou de leur périple pour arriver jusqu’en Europe. Cela peut créer des symptômes de stress post-traumatique aggravés par l’isolement.
Les mineurs non accompagnés vivent dans le stress d’arriver à leur majorité sans avoir réussi à obtenir les papiers, et donc d’encourir le risque d’être expulsés. Ils ne peuvent pas travailler, ce qui conduit nombre d’entre eux vers des conduites à risque ou la dépression. Il n’y a pas de profil type ou de symptôme dominant, mais plutôt de nombreuses pathologies qui se développent en fonction des expériences migratoires de chacun.
Le fait d’obtenir les papiers demeure souvent une obsession. Elle est perçue comme l’unique solution à leur détresse psychologique, puisque c’est la condition première pour s’intégrer dans la société, trouver du travail, etc. J’ai eu des patients qui venaient me voir avec des cartables remplis de documents liés aux procédures de régularisation, qui sont très complexes et chronophages. Ils ne me parlaient que de ça, au lieu de me parler d’eux.
Y a-t-il une prise de conscience officielle de l’impact du phénomène de migration irrégulière sur la santé mentale en Tunisie et des raisons psychosociales qui poussent les jeunes à partir ?
Lorsque j’ai travaillé en 2013, avec mon association Psychologues solidaires, sur la mise en œuvre de mécanismes de prise en charge des familles de disparus en mer, il y avait déjà des symptômes très spécifiques qui auraient nécessité une plus grande prise de conscience au niveau national. Par exemple, certaines familles ne mangent plus de poisson, ne veulent pas aller dans la mer, s’évanouissent et sont dans des états de dépression, car elles ne supportent pas le traumatisme d’avoir perdu un proche.
« Certaines familles ne mangent plus de poisson car elles ne supportent pas le traumatisme d’avoir perdu un proche »
Mais jusqu’à présent, et on a pu s’en rendre de nouveau compte avec le drame récent de Zarzis [un naufrage survenu fin septembre au large de cette ville du sud-est de la Tunisie et qui a fait de nombreux disparus], il n’y a aucun plan d’action officiel pour s’occuper des familles sur le plan psychologique. Idem pour le cas des Tunisiens qui sont expulsés ou qui rentrent après l’échec de leur séjour en Europe. Je pense par exemple à cette mère que j’ai reçue en consultation, dont le fils s’est suicidé le jour même de son retour en Tunisie. Il y a un déni des autorités face aux séquelles psychologiques des expériences migratoires et à la colère des familles laissées à l’abandon. Le retour forcé des clandestins et le sentiment de désespoir qui les accompagne ont pourtant des conséquences dommageables sur la société tunisienne.
Le psychique passe aussi par le social : si on ne résout pas les problématiques de précarité et de vulnérabilité en Tunisie, on ne peut pas trouver des solutions miracles aux traumatismes qui en découlent. Actuellement, la politique officielle réside surtout dans la prévention de la migration clandestine via une approche uniquement sécuritaire.
Harga et Désir d’Occident. Etude psychanalytique des migrants clandestins tunisiens, de Wael Garnaoui, éd. Nirvana, 345 pages, 19 euros.
Sommaire de notre série « L’Afrique en thérapie »
Dépression, schizophrénie, troubles bipolaires… Les maladies mentales restent les parentes pauvres des politiques de santé publique en Afrique. Les Etats du continent ne consacrent, en moyenne, à leur prise en charge que 0,46 dollar par habitant, alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande aux pays à faible revenu d’y dédier au moins 2 dollars. Un sous-investissement aggravé par le tabou qui pèse toujours sur la « folie » dans de nombreux pays d’Afrique.