Les mystérieux individus qui hurlent à pleins poumons pour perturber les conférences des politiciens canadiens depuis des mois sont des Montréalais qui participent activement à la propagande russe chez nous.
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«Honte à vous, vous allez nous pousser vers une Troisième Guerre mondiale», crie sans explication Yves Engler dans une vidéo virale en avril. Il venait tout juste de couper la parole à la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, durant une conférence de presse.
Ce coup d’éclat, filmé et publié sur Internet par le Montréalais, est l’un des premiers à devenir viral. Selon une compilation réalisée par le Journal, M. Engler a répété ce genre de perturbation une vingtaine de fois en 2022.
Cet auteur de 43 ans a écrit une dizaine de livres critiquant les politiques étrangères du Canada. Il est d’ailleurs le membre le plus actif de l’organisation qui réalise ces actions au Québec et en Ontario.
Chaque fois, il interrompt un politicien de l’équipe de Justin Trudeau en hurlant de fausses informations, des critiques sur l’OTAN ou encore des commentaires pro-russes. Il publie ensuite la séquence sur Internet. Celle-ci est finalement reprise par de nombreux médias pro-Kremlin.
Influenceurs pro-russes
Jean-Christophe Boucher, un chercheur à l’École de politiques publiques de l’Université de Calgary, étudie depuis 2020 ce groupe obscur. Il affirme que les autorités canadiennes sont bel et bien au courant de leurs activités.
«Il fait partie d’un réseau de gens qui participent activement à la propagande russe au Canada. […] On sait qu’il participe aussi à des publications financées par les services secrets russes», met en garde le professeur.
Pour en arriver à cette conclusion, M. Boucher et ses collègues universitaires ont publié en juin dernier sur la désinformation et la guerre russo-ukrainienne sur les réseaux sociaux canadiens.
En analysant 6,2 millions de publications sur Twitter grâce à des algorithmes et l’intelligence artificielle, leur recherche conclut que le Canada est ciblé sur Internet par une campagne de désinformation venant de la Russie et de la Chine. Le Kremlin veut ainsi influencer l’opinion publique des Canadiens et justifier leur invasion en Ukraine à l’aide de fausses nouvelles.
«On a fait un palmarès de centaines d’influenceurs chez nous qui partagent ou aiment le plus de propagande russe sur Twitter. Yves Engler est parmi les plus actifs au Canada. Il est en 146e position», explique Jean-Christophe Boucher.
Un avocat y participe
Dans ce palmarès consulté par notre représentant, on retrouve en 25e position l’avocat Dimitri Lascaris, qui habite à Montréal. Le 9 novembre dernier, il a d’ailleurs tenté de perturber avec M. Engler une conférence du ministre du Patrimoine canadien, Pablo Rodriguez, à Montréal.
«Notre pays expose nos enfants à un risque de guerre nucléaire. Pablo Rodriguez, vous devriez avoir honte de vous», hurle-t-il en anglais à travers une fenêtre où l’on aperçoit le politicien.
Yves Engler et Dimitri Lascaris font tous les deux partie du groupe «». C’est cette organisation plutôt énigmatique, fondée en 2019, qui coordonne et planifie les perturbations des conférences de presse de nos politiciens.
«Cette page est dédiée aux activistes qui s’engagent à utiliser l’action pacifique et directe pour dénoncer les violations des droits de l’homme», peut-on lire sur le compte Facebook de Disruption Network Canada.
Payés par le régime?
Le Journal a contacté ces deux hommes qui se qualifient sur le web comme des «activistes». Ils jurent n’avoir jamais eu «un centime» de la Russie et ne pas participer à la propagande du Kremlin.
«Ce sont les chercheurs qui font partie de la propagande du gouvernement canadien et de l’OTAN [Organisation du traité de l’Atlantique Nord]», se défend Yves Engler, au sujet de l’universitaire Jean-Christophe Boucher et de ses collègues.
Le constat est le même pour Dimitri Lascaris. Mais pourquoi perturbent-ils ainsi nos politiciens depuis des mois? «C’est le seul moyen d’attirer l’attention publique sur les hypocrisies des dirigeants», explique vaguement M. Lascaris.
CE QU’ILS ONT DIT :
- «Je sais, c’est fou, mais on n’en parle pas au Canada. On est un peu naïfs. C’est comme ça aussi que la propagande se propage rapidement… Quand on ne les voit pas venir.» – Jean-Christophe Boucher, chercheur à l’École de politiques publiques de l’Université de Calgary.
- «Je n’ai jamais reçu un centime de la Russie ou de leurs médias.» – Yves Engler, un Montréalais participant activement à la propagande russe au Canada
- «Notre gouvernement canadien a provoqué cette guerre entre la Russie et l’Ukraine.» – Dimitri Lascaris, un participant à la propagande russe, qui donne aucune explication à ses accusations non fondées
Dans la mire du département d’État américain
Des Montréalais qui s’amusent à perturber les discours des politiciens canadiens collaborent depuis longtemps avec des médias reconnus pour diffuser la propagande russe, au point où l’un d’entre eux est surveillé de près par les Américains.
« est un site web canadien qui s’est intégré de plus en plus inextricablement dans le vaste écosystème de désinformation et de propagande russe. Son vaste carnet d’adresses d’auteurs marginaux et de théoriciens du complot lui sert de vivier de talents pour des sites russes», peut-on lire dans un rapport du département d’État américain.
Ce document, intitulé «Les piliers de l’écosystème de désinformation et de propagande de la Russie», a été publié en 2020. Il décrit Global Research comme une «source régulière de désinformation» et de «propagande anti-américaine et anti-occidentale».
Sans surprise, plusieurs articles des textes d’Yves Engler et de Dimitri Lascaris se retrouvent sur cette plateforme. Ils ont été publiés de 2005 à aujourd’hui.
«Je n’ai rien à voir avec Global Research. Plusieurs fois, ils publient ce que j’ai mis sur mon blogue personnel sans me demander la permission. Et franchement, ça ne me pose aucun problème», affirme M. Lascris. Notons que la même excuse a été utilisée par Yves Engler.
Un influent Montréalais
Toujours dans ce rapport, le département d’État américain rappelle que ce site controversé a été fondé par . Il s’agit d’un professeur à la retraite qui administre Global Research depuis son «appartement luxueux du Vieux-Montréal».
«Il soutient les leaders mondiaux anti-occidentaux aux positions auxquelles il adhère. En 2004, il se porte volontaire pour témoigner en faveur de l’ex-président yougoslave Slobodan Milosevic lors de son procès pour crimes de guerre, notamment génocide et crimes contre l’humanité», peut-on y lire.
Le Journal a d’ailleurs remarqué que Michel Chossudovsky a multiplié les entrevues dans des médias complotistes au Québec durant la pandémie. Nos demandes d’entrevue avec lui sont restées sans réponse.
Des «radicalisés»
Jean-Christophe Boucher, professeur à l’École de politiques publiques de l’Université de Calgary, insiste sur le fait qu’il n’y a aucun doute qu’Yves Engler et Dimitri Lascaris diffusent de la propagande russe chez nous.
«Il y a une symétrie entre leur discours et celui de la Russie. En plus, ils donnent des entrevues aux médias pro-Kremlin. C’est évident qu’ils participent à la propagande russe ici. Ils ne s’en rendent peut-être pas compte parce qu’ils sont devenus radicalisés. Je tiens à rappeler aussi qu’ils sont loin d’agir seuls. Ces gens forment un gros réseau au Canada», mentionne M. Boucher.
Notons qu’Engler et Lascaris ont collaboré plusieurs fois cette année à des médias comme Russia Today (RT). Cette chaîne de propagande russe a d’ailleurs perdu en mars dernier sa licence du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC).
«Le CRTC est préoccupé par la programmation provenant d’un pays étranger qui cherche à miner la souveraineté d’un autre, à rabaisser les Canadiens d’une certaine origine ethnique et à miner les institutions démocratiques au Canada», avait mentionné à l’époque l’organisme public.
Jean-Christophe Boucher se dit surtout inquiet de ce groupe d’individus qui partagent la propagande russe au Canada au nom de la liberté d’expression.
«Ils ont le droit de faire ce qu’ils font. Mais il faut que ça soit clair que ces gens participent à la désinformation et à la propagande du Kremlin. Ils se présentent comme des militants de gauche, mais il y a plus et le public doit savoir», laisse tomber le chercheur.
Affaires mondiales Canada et la Gendarmerie royale du Canada n’ont pas répondu aux questions de notre représentant dans le cadre de ce reportage.
Une vingtaine de perturbations filmées avec nos politiciens
Le groupe «Disruption Network Canada», dont font partie les participants à la propagande russe Yves Engler et Dimitri Lascaris, a perturbé au moins 20 points de presse de l’équipe de Justin Trudeau cette année. Voici quelques exemples survenus au cours des deux derniers mois.
- 23 novembre 2022 : Yves Engler a interrompu la ministre des Finances Chrystia Freeland, à Toronto, durant une conférence baptisée Reconstruire l’Ukraine. «Vous voulez seulement continuer la guerre par procuration», a hurlé Engler.
- 20 novembre 2022 : Yves Engler coupe la parole au ministre des Relations Couronne-Autochtones, Marc Miller. «Pourquoi le gouvernement libéral agit comme un chien de poche de l’empire américain», crie le «militant».
- 9 novembre 2022 : Yves Engler et Dimitri Lascaris ont interrompu le ministre du Patrimoine canadien, Pablo Rodriguez, à Montréal. Les deux hommes accusent cette fois-ci le Canada de mettre en danger les enfants en «intensifiant la guerre par procuration de l’OTAN en Ukraine».
- 28 octobre 2022 : Plusieurs membres du groupe «Disruption Network Canada», dont Yves Engler et Dimitri Lascaris, ont perturbé une séance photo entre la ministre des Affaires étrangères Mélanie Joly et le secrétaire d’État américain Antony Blinken. Cette action a eu lieu au Marché Jean-Talon à Montréal.
- 24 octobre 2022 : Yves Engler a interrompu la conférence de presse du ministre de l’Environnement et du Changement climatique, Steven Guilbeault, à Montréal.
- 14 octobre 2022 : Engler coupe une fois de plus la parole au ministre du Patrimoine canadien, Pablo Rodriguez, durant un discours. «Le gouvernement canadien souhaite-t-il la paix en Ukraine ou veut-il continuer à mener une guerre par procuration pour affaiblir la Russie?» a demandé le participant à la propagande russe.
- Yves Engler, 43 ans, a au moins deux accusations criminelles déposées contre lui pour avoir perturbé une conférence de Mélanie Joly en avril dernier. Le Montréalais a été accusé de voies de fait et d’avoir troublé la paix. Il devra se présenter devant les tribunaux le mois prochain pour cette affaire.