[AVIS D’EXPERT] La hausse des prix met en difficulté de nombreux ménages. Et cela n’est pas sans conséquence sur leur bonheur. Décryptage avec l’économiste Mickaël Mangot.
L’inflation accélère encore en zone euro. En France, les prix à la consommation ont grimpé de 6,1% sur un an en juillet, selon les dernières données publiées par l’Insee. Alors que le pouvoir d’achat des ménages est de plus en plus sous pression, quelles sont les conséquences auxquelles on peut s’attendre en matière de bien-être et de bonheur? Décryptage avec Mickaël Mangot, spécialiste d’économie comportementale et d’économie du bonheur, enseignant à l’Essec et directeur général de l’Institut de l’Economie du Bonheur.
L’inflation inquiète légitimement beaucoup de ménages, en particulier les plus modestes qui ont déjà du mal à boucler les fins de mois. A-t-on une idée de l’impact que cela peut avoir sur le bonheur des gens?
Oui, nous avons un certain nombre d’études en économie du bonheur qui s’intéressent aux liens entre inflation et bonheur. Elles concluent, sans surprise, que l’inflation est néfaste pour le bonheur. Quand les prix à la consommation augmentent vite, la satisfaction de la vie des gens tend à diminuer.
Pourquoi la hausse des prix est-elle néfaste au bonheur?
Trois mécanismes ont été observés par les chercheurs et permettent d’expliquer cette relation. Il y a d’abord, évidemment, la baisse du pouvoir d’achat. Celle-ci entraîne une moindre consommation de loisirs (aller au cinéma, au restaurant, partir en vacances…) qui, en temps normal, ont un effet positif sur le bonheur, du moins à court terme.
L’inflation génère également de l’anxiété face à l’incertitude sur le niveau de vie. Enfin, l’inflation peut nourrir le sentiment désagréable de se faire « flouer ». Quand la hausse des prix est forte, on peut se sentir abusé par les producteurs ou les distributeurs si l’on a l’impression que la hausse des prix n’est pas pleinement justifiée par celle des matières premières. Idem, on peut être amer envers son employeur s’il ne répond pas positivement aux demandes de hausses de salaire et que l’on doute des raisons invoquées (comme le nécessaire maintien de la compétitivité).
Vous dites que l’inflation nous pousse à moins consommer. Quel est le lien entre consommation et niveau de satisfaction dans la vie?
La consommation peut contribuer à augmenter le bonheur mais seulement ponctuellement. Un résultat consensuel des sciences du bonheur est que l’humain s’adapte vite à quasiment tous les types de changements dans sa vie. Cela vaut par exemple pour les achats de biens durables (une nouvelle voiture, une nouvelle maison…) pour lesquels le surcroit de bonheur engendré ne dure que quelques mois (pour la voiture) ou au mieux un ou deux ans (la maison). Comparez cela à la durée du crédit…
Il y a quelques consommations qui laissent toutefois des traces plus durables sur le bonheur, comme la consommation d’expériences (des choses nouvelles que l’on fait et qui participent à notre identité, comme des voyages, des spectacles ou des challenges sportifs) ou la consommation de loisirs à plusieurs. Si l’on rogne systématiquement ces budgets-là lorsque le pouvoir d’achat est réduit par l’inflation, cela peut avoir des conséquences significatives pour le bonheur.
L’inflation laisse-t-elle des traces à long terme sur le bonheur et les comportements économiques ?
Oui, on a pu observer qu’à long terme, les personnes qui avaient connu des périodes de forte inflation par le passé étaient moins satisfaites de leurs vies que des personnes aux caractéristiques similaires qui n’auraient pas vécu les mêmes épisodes de forte inflation. L’idée est que ces personnes gardent en mémoire ces périodes de forte incertitude économique et cela alimente la perception que le désordre économique pourrait revenir. Les personnes qui, en revanche, n’ont jamais connu de forte inflation, ne prêtent pas attention à ce qui est marqué dans les livres d’histoire et négligent le risque inflationniste jusqu’à ce que… celui-ci se manifeste. Les expériences personnelles et les faits historiques non vécus n’ont pas du tout le même poids dans les perceptions.
On peut voir le même phénomène avec les comportements d’épargne. Les gens qui ont fait l’expérience de périodes de forte accélération de l’inflation ont par la suite moins de placements à taux fixe car ils ont le souvenir vivace de leur dégringolade en période de hausse des prix et des taux d’intérêt.
Face à la hausse des prix, les banques centrales commencent justement à monter leurs taux d’intérêt, au risque de provoquer une récession. Les récessions sont-elles néfastes, elles aussi, pour le bonheur?
Oui, sans aucun doute. Le bonheur moyen dans un pays suit la courbe de la croissance à court terme. Il augmente quand la croissance accélère et chute pendant les récessions. La relation est d’ailleurs asymétrique. Les effets d’une croissance négative sur le bonheur sont plus forts que ceux de la croissance positive.
Pourquoi les récessions diminuent-elles fortement le bonheur ?
Les récessions font chuter le bonheur (moyen) notamment parce qu’elles nourrissent la hausse du chômage. Or le bonheur des chômeurs est fortement amputé par rapport à celui des actifs en emploi (aux caractéristiques comparables). Il est clair que le chômage personnel est un choc très négatif pour le bonheur, auquel on ne s’adapte pas totalement et qui laisse des séquelles à long terme.
La montée du chômage pénalise le bonheur moyen fortement car elle a un impact sur ceux qui perdent leur emploi mais également sur ceux qui craignent de le perdre. Les récessions génèrent de l’anxiété face au risque de perte d’emploi chez de nombreux autres actifs.
Enfin, les récessions participent à la stagnation des revenus, à un effet richesse négatif chez ceux qui voient leur épargne financière diminuer avec les cours de Bourse, et augmentent l’épargne de précaution. Tout ça conduit à réduire la consommation (notamment de biens durables et de loisirs) et, avec elle, son potentiel à générer du bonheur à court terme.
Les récessions n’ont-elles aucun effet positif pour qui que ce soit ?
Paradoxalement, si. On a pu observer plusieurs effets positifs contre-intuitifs des récessions. Les personnes qui étaient déjà au chômage avant la récession ont tendance à voir leur fardeau s’alléger. On a même constaté que pour de très forts taux de chômage (au-delà de 20% dans un bassin d’emploi), il n’y avait plus de malus psychologique à être au chômage! Quand le taux de chômage est très élevé, le chômage n’est plus vécu comme un stigmate social.
Autre phénomène étonnant, les récessions peuvent améliorer le bien-être physique et psychique car la baisse du temps de travail (avec la réduction des heures supplémentaires) offre davantage de temps pour… dormir, cuisiner, faire du sport ou s’occuper de ses enfants.
Enfin, les récessions semblent avoir un effet positif à long terme chez les jeunes très éduqués qui commencent leur carrière dans ces périodes difficiles. Ayant eu une entrée chaotique sur le marché du travail, leurs attentes par la suite sont diminuées – dit autrement, ils sont ensuite moins mégalos! Ce regain d’humilité est tel qu’ils s’en trouvent plus tard plus satisfaits de leurs emplois et de leurs vies.