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pourquoi il est très difficile d’estimer le nombre de morts liés aux chantiers de la Coupe du monde

pourquoi il est très difficile d’estimer le nombre de morts liés aux chantiers de la Coupe du monde


Le chantier du stade de Lusail qui doit accueillir la finale de la Coupe du monde de football 2022 au Qatar, le 20 décembre 2019.

Au début de 2021, le quotidien britannique The Guardian publiait une enquête détaillée révélant qu’au moins 6 500 travailleurs immigrés au Qatar y étaient morts entre 2011 et 2020. Depuis, ce chiffre de « 6 500 morts » est devenu central dans la critique de l’organisation de la Coupe du monde 2022, et nombreux sont ceux qui le citent, pensant qu’il correspond au nombre d’ouvriers morts sur les chantiers des stades de la compétition, ou plus largement sur les chantiers du Mondial. Ce n’est pourtant pas tout à fait le cas.

Comment a été calculée cette estimation de 6 500 morts ?

  • Un recensement des immigrés morts au Qatar

L’enquête du Guardian, publiée en février 2021, porte sur les résidents non qataris morts dans le pays entre 2011 et la fin de 2020. En s’appuyant sur les registres de décès produits par les ambassades ou services gouvernementaux de cinq pays ayant de nombreux ressortissants au Qatar (Inde, Bangladesh, Népal, Sri Lanka, Pakistan), le journal londonien a dénombré sur cette période de dix ans 6 751 décès confirmés de travailleurs, en précisant au passage que ce nombre pourrait être nettement sous-estimé, car il n’inclut pas les ressortissants d’autres pays (Philippines, Kenya,…) très nombreux au Qatar. Les morts des derniers mois de 2020 et de 2021 ne sont pas non plus inclus dans les données collectées par le Guardian.

Parmi les causes de ces décès, l’une prédomine : la « mort naturelle », qui représente 70 % des causes citées pour les travailleurs indiens, népalais ou bangladeshis, une part qui atteint 80 % chez les Indiens. Cela s’explique en partie parce qu’aucune autopsie ou aucun examen médical n’est pratiqué afin de déterminer la réelle cause de la mort.

Cette publication du Guardian fait suite à une première enquête du même quotidien sur la préparation du Qatar au Mondial, publiée dès 2013, décrivant des situations de « travail forcé, une forme d’esclavage moderne », menant à plusieurs dizaines de décès au cours de l’été. Y est documenté le quotidien de travailleurs népalais sur les chantiers de Lusail – une nouvelle ville qatarie construite au nord de Doha, destinée à héberger le plus grand des sept stades construits – dont les papiers ont été confisqués, qui ne recevaient pas leur salaire, et qui étaient logés dans des conditions insalubres. La même année, Le Monde aussi dénonçait les conditions de travail des immigrés au Qatar.

Lire aussi (archive de 2013): Mondial 2022 : les damnés de Doha
  • Les limites des registres des ambassades

Ce chiffre a évidemment ses limites. Les registres des ambassades étrangères consultés par le Guardian ne précisent quasiment jamais l’âge des personnes décédées, ni le lieu de leur mort, ni le secteur dans lequel elles travaillaient. Ce qui fait dire à Max Tuñon, le directeur de l’antenne qatarie de l’Organisation internationale du travail (OIT), qu’une partie de ces morts pourrait ne pas être des travailleurs du BTP mais des travailleurs de bureau ou des personnes inactives.

Sans surprise, le Qatar conteste fermement ces chiffres, et affirme que seuls 37 décès auraient eu lieu parmi les ouvriers présents sur le chantier des stades : trois sont imputés au travail et 34 auraient d’autres causes (parmi lesquelles dix concernent des hommes âgés de 20 à 40 ans).

  • Des morts sur les chantiers des stades, mais pas seulement

Dans sa communication, le gouvernement qatari n’inclut généralement que les chantiers de rénovation ou de construction des huit stades de la compétition, lesquels ne représentent que 2 % des ouvriers employés dans la construction au Qatar.

Mais de nombreux hébergements et transports en commun (comme le métro de Doha) n’auraient probablement pas été construits si le Qatar n’avait pas organisé la Coupe du monde, qui doit accueillir 1,2 million de personnes dans ce pays qui compte 330 000 citoyens qataris.

Les organisations non gouvernementales (ONG) considèrent que le boom spectaculaire de la construction dans le pays depuis plus de dix ans est en majeure partie imputable à la décision de la FIFA. D’autant que « le calendrier du programme d’infrastructures au Qatar est entièrement calé sur la date de livraison de la Coupe du monde », note Tim Noonan, directeur de campagne de la Confédération syndicale internationale (CSI), interrogé par la BBC en 2015.

Le chiffre de 6 500 morts n’est pas repris par les principales ONG qui suivent de près la situation des travailleurs migrants au Qatar et dans les Etats du Golfe, et qui évoquent plutôt « plusieurs milliers de morts » de travailleurs immigrés, un ordre de grandeur qu’elles estiment cohérent avec leurs observations sur le terrain et les recherches qu’elles mènent depuis plus de dix ans dans l’émirat. La CSI avait estimé en 2013 que 4 000 ouvriers seraient morts d’ici au coup d’envoi de la Coupe du monde, à la fin de 2022.

Lire aussi : Amnesty International appelle le Qatar à enquêter sur la mort de travailleurs migrants

Peut-on dresser un bilan précis des ouvriers morts ?

  • Des statistiques officielles parcellaires

Le gouvernement qatari diffuse chaque année des statistiques officielles sur le sujet. Même si l’on ignore leur fiabilité ou leur exhaustivité, elles peuvent donner certains indices.

Selon ces données, 12 412 hommes immigrés sont morts entre 2011 et 2020, dont près de la moitié (5 935) avait entre 20 et 50 ans, ce qui est relativement jeune. Les Qataris ont expliqué au Guardian que le nombre de morts était proportionnel à la taille de la population immigrée, non divulguée par les autorités mais estimée à 2,5 millions en 2020, pour environ 330 000 Qataris. Un argument repris par les autorités indiennes, qui estiment que la mortalité est celle attendue d’une population aussi large.

Ce n’est pas tout à fait exact, car ces jeunes hommes sont sélectionnés après un examen médical complet, comme le pointait en 2015 Tim Noonan. « Le Qatar exige d’eux un examen médical pour détecter les problèmes médicaux antérieurs, donc c’est comme comparer des pommes et des poires », faisait-il valoir.

  • Les morts étrangers sont jeunes

La surreprésentation de ces « jeunes » adultes est particulièrement nette dans les données des décès par tranche d’âge : en 2020, 25 % des hommes immigrés morts dans le pays avaient entre 20 et 40 ans, tandis que cette même tranche d’âge représente 10 % des morts enregistrés chez les hommes qataris. L’écart est encore plus grand en 2012, où les 20-40 ans représentaient quasi 40 % des immigrés morts, contre 12 % pour les Qataris.

On observe la même tendance chez les 40-60 ans : leur part varie entre 20 % et 26 % parmi les morts qataris, alors qu’elle représente entre 35 % et 42 % des morts des immigrés.

Au Qatar, les hommes immigrés meurent nettement plus jeunes que les nationaux

Part des 20-39 ans et des 40-59 ans dans le total des décès de chaque groupe (hommes immigrés et hommes qataris). Lecture : en 2020, les 20-39 ans représentaient 10,3 % des décès des hommes qataris mais 25 % des décès des hommes immigrés.


Les mêmes observations peuvent être faites lorsque l’on rapporte le poids démographique de chaque tranche d’âge dans les populations respectives des hommes qataris et immigrés. Chez les hommes de nationalité qatarienne, la grande majorité des décès intervient chez les plus de 55 ans alors qu’ils représentent une minorité dans la population – plutôt jeune – du pays. La démographie des hommes immigrés est différente mais leur mortalité aussi : la majorité des morts ont moins de 55 ans (environ 60 %), et un mort immigré sur cinq a entre 35 et 44 ans.

Au Qatar, les moins de 45 ans représentent 40 % des décès des hommes immigrés

Part des hommes qataris et immigrés dans la population et dans les décès par tranche d’âge.


La chaleur extrême fatale aux ouvriers

Ces nombreux décès s’expliquent en grande partie par l’exposition à la poussière et aux chaleurs extrêmes du climat du Golfe une majeure partie de l’année, ce qui rend le travail à l’extérieur très difficile et dangereux pour la santé.

Des ouvriers marchent jusqu’au stade de Lusail, la plus grande des huit enceintes qui doivent accueillir les matchs de la Coupe du monde 2022, construite dans la ville homonyme au nord de Doha, le 20 décembre 2019.
  • Les températures au « thermomètre-globe mouillé »

Les températures peuvent fréquemment dépasser 40 °C l’été et demeurer au-dessus de 30 °C au moins six mois par an. Pour protéger les travailleurs du BTP, le Qatar a interdit le travail en extérieur de 11 h 30 à 15 heures. Cette mesure, qui n’est en réalité que trop peu appliquée, est aussi très largement insuffisante pour prévenir les atteintes à la santé des ouvriers, comme l’a montré une analyse publiée par le Guardian en octobre 2019.

Le quotidien britannique a pour cela calculé les températures dites « thermomètre-globe mouillé » (ou WBGT), un indice qui permet de mesurer les effets combinés de la chaleur, des radiations solaires et de l’humidité de l’air sur le corps humain. S’il dépasse les 28 °C, il est considéré comme dangereux. Au Qatar, cette valeur est fréquemment dépassée, notamment au mois d’août où elle atteint 28-30 la quasi-totalité de la journée. A partir de la mi-juin, les températures si élevées qu’il devient dangereux de travailler dehors plus de quinze minutes par heure une grande partie de la journée. Or d’innombrables ouvriers ont témoigné de journées de travail d’au moins dix heures, parfois douze, au mépris des règles de sécurité, imposant un stress thermique extrême sur les organismes.

Lire aussi : Au Qatar, les chantiers de Vinci interdits aux syndicalistes trop curieux
  • Températures, arrêts cardiaques et problèmes reinaux

Dans une étude publiée en juillet 2019 dans le journal Cardiology, une équipe internationale de chercheurs a noté une « forte corrélation » entre les températures et les accidents cardiovasculaires enregistrés chez les travailleurs népalais immigrés au Qatar. « La mortalité prononcée due aux accidents cardiovasculaires pendant les saisons chaudes est très probablement due à un stress thermique intense », concluent les chercheurs, qui estiment qu’environ 35 % des arrêts cardiaques fatals auraient pu être évités en protégeant mieux les ouvriers contre les chaleurs. « Les jeunes hommes ont une très faible incidence d’arrêts cardiaques », a expliqué au Guardian le docteur Dan Atar, professeur de cardiologie à l’hôpital universitaire d’Oslo et coauteur de l’étude. D’autant que « ces travailleurs sont recrutés dans leurs pays en partie pour leur bonne santé (…), et pourtant, des centaines d’entre eux meurent chaque année au Qatar ».

Les travailleurs immigrés exposés à ces chaleurs développeraient également des atteintes rénales chroniques graves (appelée CKDnt) qui affectent de façon disproportionnée les hommes occupant des postes manutentionnaires dans le BTP. Dans une courte publication de mars 2020, une équipe de chercheurs népalais a relevé ces atteintes systématiques sur une cohorte de 44 travailleurs népalais suivie pendant six mois en 2019, dont trois quarts revenaient des pays du Golfe (et un quart de Malaisie). Si les causes médicales de ces maladies rénales sont encore indéterminées, les horaires de travail excessifs et le manque d’accès aux soins médicaux nécessaires semblent avoir joué un rôle décisif.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Coupe du monde 2022 au Qatar : les raisons du malaise

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