Comme à son habitude, le café Jamaiya, à Bab Jedid, l’un des quartiers les plus vivants du centre historique de Tunis, ne désemplit pas. Entre deux tasses de café et une chicha, les discussions vont bon train et sont mêmes joyeuses.
« Moi, je vote Tunisie », lance à la cantonade Béchir, un habitué. Il ne fait pas référence à la campagne électorale pour les législatives, qui a démarré la veille, mais exprime son soutien à l’équipe nationale de football qui s’apprête à affronter l’Australie ce 26 novembre. Quand on lui demande s’il ira aux urnes le 17 décembre, il s’esclaffe : « Jamais ! Le lendemain, c’est la finale de la Coupe du monde. »
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Entre deux boutades, Béchir et ses compagnons de tablée assurent ne plus vouloir voter, « pourtant le bureau de vote se trouve dans l’école voisine du café, mais la déception et la dernière augmentation de l’essence ont mis une distance définitive entre les urnes et moi. Quand il m’arrive de douter, il suffit que je voie les prix au marché, juste derrière, pour me rendre compte qu’être citoyen ne signifie pas grand chose quand tout un pays est à la peine », commente Kraiem.
Un scrutin scellant une rupture politique
Comme lui, plusieurs refusent de commenter leur décision, qu’ils imputent, entre autres, aux dirigeants politiques, lesquels « n’ont pas tenu leurs promesses et ont surtout ignoré la question économique qui mine le pays ».
Le compte à rebours, pourtant, est bel et bien lancé. Le scrutin aura lieu le 17 décembre, date anniversaire de l’immolation de Mohamed Bouazizi, point de départ du soulèvement populaire qui entraînera la chute de l’ancien régime, et dont Kaïs Saïed a fait la date anniversaire de la révolution en lieu et place du 14 janvier, commémoré en tant que tel depuis dix ans.
Ces législatives ne ressembleront pas à celles qui les ont précédées car elles scelleront une rupture politique en bouclant la séquence constitutionnelle de la mise en place d’un nouveau régime. Cette refonte politique, avec comme point d’orgue l’adoption d’une nouvelle Constitution en juillet 2022, devrait acter un profond changement dans le mode de gouvernance, conformément au projet conçu par Kaïs Saïed.
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Mais dans les rues de Tunis, où il pleut enfin après des mois de sécheresse, l’indifférence est nettement perceptible. « Des élections pour quoi ? », s’interroge Karim, un graphiste, qui estime qu’elles auraient dû être reportées le temps de remettre à plat tous les dossiers de la gouvernance précédente.
Des députés sous la coupe des Conseils régionaux
Il voudrait que cette Tunisie nouvelle s’écrive à partir d’une page blanche en ayant soldé tous les comptes avec le passé. Une utopie, sans doute, mais la reddition des comptes est également une étape indispensable selon le projet présidentiel. Le décret de réconciliation pénale, paru le 20 mars 2022, est d’ailleurs devenu opérationnel avec la mise en place de la commission nationale prévue à cet effet et dont les membres ont été désignés le 12 novembre dernier.
Karim devra patienter et accepter l’agenda officiel. Mais cela ne l’empêche pas de se poser des questions. À 25 ans, c’est la deuxième fois qu’il est invité à aller voter, mais il peine à comprendre ce que représente le nouveau scrutin uninominal et quelles seront les prérogatives du Parlement. « Évidement, ce ne sera pas comme l’ancienne Assemblée, mais à quoi serviront ces députés ? »
Ce ne sont pas les 1 055 candidats en lice qui vont l’éclairer puisque chacun présente son propre programme. « Une cacophonie déconnectée de nos besoins réels », déplore Amel, une enseignante et militante associative, qui a tenté de suivre les propositions exposées par les postulants aux 161 sièges de l’Hémicycle dans les médias audiovisuels.
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« Certains veulent libérer la Palestine et décriminaliser l’usage des drogues douces, d’autres ne font que répercuter les demandes, parfois loufoques, des électeurs qu’ils ciblent. À Sidi Thabet [banlieue de Tunis], ils veulent de l’emploi et des infrastructures, ailleurs, on réclame des hôpitaux, ailleurs encore, une université. Comment faire de tout cela un projet commun viable, sachant que le système prévoit que le Parlement ne pourra pas agir sans l’aval des Conseil des régions, qui fait office de seconde chambre ? », s’inquiète Amel, qui souligne que nul n’ose parler de pénurie, d’inflation et d’augmentation de tous les produits et services.
Les couacs de l’Isie
D’autres citoyens s’avouent désemparés face aux législatives. Il faut dire que l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) n’a pas facilité la communication ni la compréhension du déroulé de la campagne.
« On en sait plus sur leur guérilla interne et sur leur propension à se faire valoir aux yeux de Kaïs Saïed que sur les élections elles-mêmes, poursuit Amel. À tel point qu’ils en avaient oublié que les écoles devaient être disponibles puisqu’elles font office de bureaux de vote. Il a fallu avancer les dates des vacances scolaires. Tout est à cette aune : les couacs de l’Isie ne se comptent plus. Même les voix de ceux qui tentent de demeurer vigilants afin que le scrutin se tienne dans les règles ne sont pas entendues », rappelle la jeune femme, qui a eu l’occasion d’être observatrice lors d’élections précédentes.
À l’Ariana, une bande de copains joue aux cartes en attendant le match. Ils semblent tous déconcertés quand on les interroge sur les élections. « Quelles élections ? », demande Oussama avec ironie. Badr assure quant à lui qu’il ira voter mais qu’il glissera un bulletin blanc, tandis que Abdou souligne que le moment est très mal choisi : « Personne n’a la tête à des élections. Imaginez, on n’en parle même pas en famille, si ce n’est pour dire qu’on ne sait même pas qui sont ceux qui nous représentent. »
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Entre agacement et désenchantement, beaucoup déplorent enfin que la publication de sondages soit interdite, estimant que cela aurait pu éclairer les électeurs. « Les estimations peuvent être truquées », remarque, à l’inverse, un inconditionnel de Kaïs Saïed, qui se dit ravi que « ce scrutin mette fin aux agissements d’une caste de possédants ». Les partisans du projet présidentiel et les militants de certains partis, comme El Chaab, qui le soutiennent, feront sans doute la différence et désigneront les 161 députés sans peine, puisqu’il suffira d’une voix pour être élu, aucun seuil n’étant exigé.
« Encore une fois, l’abstention va l’emporter », conclut avec amertume Fayçal, un universitaire qui aurait souhaité que la Tunisie, au lendemain de la révolution de 2011, prenne le temps de définir ses nouveaux objectifs plutôt que de se livrer pieds et poings liés aux partis et autres détenteurs de pouvoir.