Au moment où les pays européens cherchent à réduire leur dépendance au gaz russe, l’Allemagne mise en partie sur une source encore peu connue du grand public : l’ammoniac et l’hydrogène “bleu”, présentés comme plus écolo. À raison ?
Le bleu est le nouveau vert. Du moins pour les Allemands, dans leur recherche effrénée d’une alternative au gaz russe. Dans cette optique, une piste est de plus en plus souvent évoquée à Berlin – et qui apparaît, en plus, moins polluante : l’ammoniac et l’hydrogène bleu.
Pour être précis, il s’agit en fait de variantes, censées être moins polluantes, de l’ammoniac, déjà utilisé notamment pour la fabrication d’engrais, et de l’hydrogène. Des variantes qui pourraient constituer une alternative au gaz ou au charbon pour fabriquer de l’énergie.
50 nuances d’ammoniac
Les 25 et 26 septembre, le chancelier allemand Olaf Scholz ne s’est pas rendu dans plusieurs pays du Golfe uniquement avec l’objectif d’augmenter les importations de gaz naturel liquéfié (GNL) qatari. Il s’est aussi entretenu avec des représentants des Émirats arabes unis et, surtout, d’Arabie saoudite pour évoquer des importations de cet ammoniac bleu, et des futurs partenariats pour la fabrication d’hydrogène écologiquement plus acceptable.
Idem pour Robert Habeck, le ministre de l’Économie, qui avait déjà discuté d’ammoniac et d’hydrogène bleu lors d’un déplacement dans les Émirats arabes unies en mars 2022. Les pays du Golfe jouent actuellement les premiers rôles dans la ruée sur cet or « vert » censé remplacer l’or noir.
À la suite de la visite de Robert Habeck, les Allemands “ont commencé à adapter l’un de leurs terminaux portuaires dans le nord du pays pour pouvoir y accueillir des livraisons d’ammoniac bleu et le stocker”, souligne Agustin Valera-Medina, ingénieur à l’université de Cardiff qui travaille sur l’hydrogène et l’ammoniac bleu. Située dans la ville côtière de Brunsbüttel, à une centaine de kilomètres de la frontière danoise, ce terminal doit être prêt avant la fin de l’année… et l’entrée en vigueur de l’embargo total en Allemagne sur les hydrocarbures russes.
L’intérêt allemand pour l’ammoniac bleu s’explique en partie par le fait que “le prix des énergies renouvelables a baissé » et que cette perspective « commence à devenir une alternative réaliste”, note Richard Nayak-Luke, ingénieur à l’University College de Londres, qui constate que “la guerre en Ukraine a forcé la main aux pays européens pour accélérer la transition”.
Si cette option fonctionne pour l’Allemagne, l’Europe pourrait être incitée à suivre cette voie, souligne la chaîne économique américaine Bloomberg. Sauf que ce n’est ni si facile, ni si écolo que cela peut en avoir l’air.
Il existe actuellement toute une palette de nuances d’ammoniac et d’hydrogène. On parle d’hydrogène gris, vert, bleu, turquoise et même rose. Tout dépend de la manière dont ces ressources sont fabriquées. La quasi-totalité de l’hydrogène produit et vendu provient de sources d’énergie fossile, comme le gaz naturel ou le pétrole. C’est ce qu’on appelle la variété “grise”.
Concrètement, la méthode la plus courante consiste à “prendre du gaz, comme du méthane, et de l’eau, qu’on fait chauffer pour le transformer et en tirer à la fois de l’hydrogène et du CO2”, explique Cédric Philibert, analyste sénior des questions énergétiques à l’Institut français des relations internationales (Ifri). C’est donc un procédé qui implique à la fois du méthane et du CO2, deux gaz à effet de serre.
Mission : capturer le CO2
Ensuite, “65 % de l’hydrogène produit est synthétisé et sert à fabriquer de l’ammoniac”, précise Agustin Valera-Medina. Cet ammoniac est utilisé massivement pour “produire les engrais, mais sert aussi dans l’industrie chimique et textile.
L’ammoniac est aussi important, car il joue un rôle dans le commerce de l’hydrogène. Ce gaz est beaucoup plus facile à transporter sous forme d’ammoniac. Lorsqu’un pays, comme l’Allemagne, veut importer de l’hydrogène des pays du Golfe pour l’utiliser à la place du gaz russe, il est d’abord synthétisé en ammoniac pour le voyage avant d’être transformé à nouveau en hydrogène dans son port d’arrivée.
« On estime que l’ammoniac est responsable d’environ 2 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre”, résume Richard Nayak-Luke.
À l’autre extrémité de la palette des couleurs, il y a l’hydrogène vert. Il est mis au point en utilisant uniquement des sources d’énergie renouvelable, comme le vent ou le soleil. L’ammoniac qui en résulte est alors lui aussi “décarboné”.
Mais cette fois le problème est économique. Car ce paradis pour défenseur des énergies renouvelables reste encore très théorique car, les installations nécessaires coûtent très cher. Malgré une baisse des prix des énergies renouvelables, “l’hydrogène vert nécessite encore des investissements, et je ne pense pas que cela pourra avoir un impact notable sur la production d’énergie avant au moins 2028”, note Gniewomir Flis, analyste indépendant, spécialiste des énergies renouvelables.
Entre ces deux extrêmes il y a donc le bleu. Si les Allemands vante l’ammoniac bleu comme un grand bond en avant pour décarboner son économie, “c’est un peu la fausse piste mise en avant par Berlin depuis l’époque Merkel pour cacher les limites de sa transition énergétique”, estime Volker Quaschning, spécialiste des énergies renouvelables à l’université de Berlin, interrogé par la BBC.
En effet, à l’origine de l’hydrogène bleu, il y a aussi des énergies fossiles. La seule différence avec son cousin “gris” est “qu’on capture le CO2 lors de la production pour le stocker”, explique Cédric Philibert. Ce gaz à effet de serre n’est donc pas relâché dans l’atmosphère. C’est une nuance de taille car, ainsi, l’hydrogène et l’ammoniac bleu ne sont pas censés contribuer au réchauffement climatique.
Sauf que nous en sommes “aux prémices du début de l’exploitation commerciale de l’ammoniac bleu”, souligne Gniewomir Flis. Il n’y a pour l’instant qu’un seul pays qui en produit et en exporte : l’Arabie saoudite. Et lorsque l’Allemagne en achète, il n’est pas sûr que la planète y gagne au change – car là aussi, c’est le transport qui peut poser problème.
Dépendance à l’Arabie saoudite au lieu de la Russie ?
D’abord à cause du transport. “Entre la fabrication d’hydrogène et le transport d’ammoniac en tanker qui sont très polluants, ce procédé génère probablement davantage de CO2 que si l’énergie était produite localement à partir de gaz en Allemagne”, estime Agustin Valera-Medina.
Ensuite, le problème de la capture et du stockage de CO2 demeure. “Les technologies actuelles permettent de capturer environ 60 % du CO2 lors de la formation de l’hydrogène. Je pense que les progrès vont permettre de capturer plus de 90 %. Mais il restera tout de même du CO2 qui sera relâché dans l’atmosphère”, explique Gniewomir Flis. C’est mieux que d’utiliser du gaz ou du charbon dans les centrales, mais pas forcément l’idéal.
“On ne sait pas non plus quel est l’impact environnemental sur le long terme de tout le CO2 qui sera stocké sous terre”, ajoute Agustin Valera-Medina.
Dans le cas de l’Arabie saoudite, le CO2 capturé sert aussi… à extraire davantage de pétrole. “Ce n’est ni nouveau ni inhabituel comme utilisation du CO2 car le dioxyde de carbone permet d’augmenter la pression pour faire sortir du pétrole qui est sinon difficilement atteignable. Mais cela relativise l’aspect ‘vert’ de la capture de CO2”, note Bloomberg.
Un argument qui, cependant, ne convainc pas les experts interrogés par France 24. D’abord, “parce qu’il y a toujours une partie du CO2 ainsi injectée pour extraire du pétrole qui restera sous terre”, souligne Cédric Philibert. Ensuite, parce qu’à défaut de CO2, “il y aurait sûrement eu d’autres puits construits pour atteindre les gisements en profondeur, ce qui aurait été probablement encore pire pour l’environnement”, affirme Gniewomir Flis.
Enfin, en misant sur l’ammoniac et l’hydrogène bleu, les pays comme l’Allemagne n’invitent-t-il pas à troquer la dépendance à la Russie pour une autre, celle à l’égard des pays du Golfe ?
En effet, l’Arabie saoudite et ses voisins ont décidé de prendre de l’avance dans le secteur de l’hydrogène et l’ammoniac bleu. “Ils savent qu’il y aura un moment où ils ne pourront plus exporter leurs énergies fossiles, et ils commencent à se diversifier”, estime Gniewomir Flis.
Ces pays pourraient investir massivement dans l’hydrogène vert puisqu’il y a, dans cette région, de vastes étendues pour installer des champs de panneaux solaires. Mais la variété bleue a un avantage très politique : “elle ne bouscule pas les structures en place, puisque ce sont les mêmes acteurs et installations du secteur pétrolier et gazier qui interviennent”, explique l’analyste indépendant.
Mais pour lui, ce n’est que le début de l’aventure. Des projets existent en Norvège, aux États-Unis, en Australie ou encore en Namibie. Il y aura donc “un choix de pays exportateurs beaucoup plus vaste que dans le cas du gaz russe”, veut croire cet expert.
La meilleure option reste cependant d’envisager le recours à l’hydrogène et ammoniac bleu comme “une phase de transition, en attendant le développement de l’alternative ‘verte’”, estime Richard Nayak-Luke. Les pays européens comme l’Allemagne développent leurs infrastructures pour stocker l’ammoniac et l’hydrogène et lorsque les prix des renouvelables auront suffisamment baissé, ils seront prêts à lancer leur propre production d’hydrogène “vert”.