Si la partition de la société en trois grandes classes – supérieure, moyenne, populaire – semble aujourd’hui admise, un flou persiste quant aux contours, au poids et au rôle politique des dernières. Ces hésitations s’expliquent en partie par le développement historique de cette catégorie. Enfants du XXe siècle, les classes moyennes ont connu un premier essor dès les années 1930 avant de devenir la base sociale des « trente glorieuses ». Ce décalage par rapport aux classes populaires et supérieures modernes, qui se sont constituées au siècle précédent, confère aux classes moyennes un rôle ambigu : si, depuis cinquante ans, elles dessinent leur trajectoire propre, elles participent également à une reconfiguration plus large des rapports sociaux hérités de l’antagonisme classique entre le capital et le travail.
Dans les années 1950 et 1960, la relance industrielle et la puissance du mouvement ouvrier imprègnent la société d’une lecture en termes de lutte des classes. Dans ce contexte, les classes moyennes peinent à apparaître comme telles. Entre bourgeoisie et prolétariat, le marxisme n’admet pas l’existence d’une entité autonome. On parle alors de « nouvelle classe ouvrière » (pour le sociologue Serge Mallet, 1927-1973), ou inversement de « nouvelle petite bourgeoisie » (pour le politologue Nicos Poulantzas, 1936-1979).
Mai 68 et les luttes qui en émergent marquent un tournant. Ces mouvements sont en grande partie portés par une jeunesse qui a accédé aux études supérieures et aspire à trouver une place dans l’ordre social et politique tout en en contestant certains fondements : la place des femmes, la sexualité, les droits de l’homme, le colonialisme. Autour du Parti socialiste unifié (PSU) et de la CFDT, une génération militante investit aussi le mot d’ordre de l’autogestion. Centrales dans ces luttes, les classes moyennes ont pourtant toujours du mal à être pensées en tant que telles vis-à-vis des deux autres classes.
Epicentre des rapports sociaux
Les années 1980 sont une autre étape importante de l’évolution du rôle sociopolitique des classes moyennes. Avec l’arrivée au pouvoir du Parti socialiste (PS), déjà amorcée dans les années 1970 à travers des élections locales, une partie des groupes sociaux qui avaient bénéficié d’études supérieures et s’étaient jusqu’alors investis dans la contestation et les mobilisations trouvent enfin les moyens de faire valoir leurs intérêts au sein de l’Etat. Mais alors que les forces de gauche avaient jusque-là continué de se réclamer de la classe ouvrière et de la lutte des classes, certains perçoivent le tournant de la rigueur de 1983 comme le symbole d’un dévoilement : les classes moyennes défendent désormais leurs valeurs, visions du monde et intérêts propres. Sans pour autant le faire ouvertement : plus que jamais, par leur situation intermédiaire, leurs ressortissants ont tendance à universaliser leurs combats en se (re)présentant comme étant l’épicentre des rapports sociaux.
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