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Alors que la menace d’utilisation d’armes nucléaires grandit, que ce soit du côté de la Russie ou de la Corée du Nord, la discussion tourne essentiellement autour du recours aux bombes dites « tactiques ». Une famille d’armes nucléaires présentées comme « moins puissantes ». Au risque de rendre plus acceptable l’utilisation d’armes de destruction massive ?
C’est un qualificatif qui revient de plus en plus souvent pour évoquer les armes nucléaires. La Corée du Nord a affirmé, lundi 10 septembre, avoir effectué une simulation « nucléaire tactique ». La Russie a multiplié les références à son arsenal nucléaire « tactique » en guise de menace d’intensification de sa guerre en Ukraine. Même Joe Biden, le président américain, y a fait une référence directe en évoquant vendredi le risque d’un « Armageddon » nucléaire si Moscou avait recours à de telles armes sur le champ de bataille.
« Jusqu’à cet été, on parlait essentiellement d’armes nucléaires sans vraiment préciser, et puis on a commencé à recourir de plus en plus souvent au qualificatif ‘tactique' », remarque Jean-Marie Collin, expert et porte-parole de l’Ican France, la chapelle hexagonale de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires.
Des armes utilisables sur le champ de bataille ?
Un glissement sémantique qui correspond avant tout à un distinguo militaire. Les armes nucléaires tactiques se différencient de leurs ainées stratégiques tout d’abord « à cause de raisons techniques liées à la physique », explique Alexandre Vautravers, expert en sécurité et en armement et rédacteur en chef de la Revue militaire suisse (RMS).
Là où un missile balistique nucléaire cherche à frapper fort sur tous les tableaux – souffle de l’explosion, impact thermique, rayonnement des radiations et des perturbations électromagnétiques –, avec l’arme dite « tactique », « on cherche à maximiser l’onde de choc et minimiser les autres effets pouvant être indésirables, si les propres troupes de l’utilisateur de l’arme ont prévu de traverser la zone battue », précise ce spécialiste.
De ce fait, elles sont considérées plus « mobiles » et peuvent être transportées plus aisément sur un champ de bataille. Rien de tel avec les missiles stratégiques, situés dans des silos, ou embarqués sur des sous-marins et des bombardiers spécialement conçus à cet effet.
Il existe une autre manière de diviser l’arsenal nucléaire, qui « tient à la fonction qu’on accorde à chaque bombe », souligne Fabian Rene Hoffmann, spécialiste des armes nucléaires pour l’Oslo Nuclear Project de l’université d’Oslo.
En théorie, les armes stratégiques « doivent pouvoir être utilisées par les États pour viser directement d’autres nations afin de les dissuader d’attaquer, tandis que ogives tactiques sont censées pouvoir être utilisées directement sur le champ de bataille pour viser des objectifs précis », résume Jana Baldus, spécialiste des questions de contrôle des armes nucléaires au Peace Research Institute de Francfort.
Les armes nucléaires tactiques sont présentées comme étant plus précises et leurs effets plus limités : « L’explosion a lieu à très basse altitude ou au niveau du sol ; l’objectif est la destruction d’une infrastructure ou d’une cible précise et les effets peuvent se limiter à un rayon de quelques centaines de mètres à quelques kilomètres », précise Alexandre Vautravers.
D’un point de vue opérationnel, c’est l’ultime recours sur le champ de bataille quand une armée fait face à un danger que les armes conventionnelles ne sont pas en mesure d’écarter efficacement, ou pour viser un objectif trop grand pour de simples missiles. Il pourrait, à ce titre, être utilisé pour détruire une colonne de chars qui s’avance vers la ligne de front ou pour viser une base aérienne militaire d’une taille importante.
La tentation de banaliser l’arme nucléaire
Mais ce sont des différences théoriques. En effet, aucune bombe nucléaire – quel que soit son type – n’a été utilisée durant un conflit depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et « la frontière entre les deux catégories demeure très artificielle. Les États-Unis et la Russie ont débattu à de nombreuses occasions de ce qui relevait du ‘tactique’ ou du ‘stratégique’ sans réussir à se mettre vraiment d’accord », souligne Jana Baldus.
Ce flou se retrouve même dans les documents officiels de l’Otan. Leur récapitulatif de la « définition des forces nucléaires » prouve le grand écart qu’il y a entre, par exemple, la vision française des armes nucléaires stratégiques – dont la « définition tient à la doctrine de dissuasion nucléaire plutôt qu’à des spécifications techniques » – et celle de la Russie, qui remplit presque une page entière de spécifications.
En réalité, le recours de plus en plus fréquent au qualificatif « tactique » répond à « un motif très politique qui est de rendre l’arme nucléaire ‘utilisable’ dans le cadre d’un conflit », affirme Fabian Rene Hoffmann. Ce terme « introduit un biais inconscient parmi les populations : il y aurait une forme d’arme nucléaire plus acceptable qu’une autre car son utilisation serait limitée à des objectifs militaires », ajoute Jana Baldus.
Une pente très dangereuse pour Jean-Marie Collin car elle tend à faire oublier que toutes les bombes nucléaires – tactiques ou stratégiques – sont « des armes de destruction massive ». Ainsi, « il y a de fortes chances que les bombes américaines larguées sur Hiroshima ou Nagasaki soient considérées aujourd’hui comme des armes tactiques », note Jana Baldus.
En outre, la plus redoutable « des bombes conventionnelles américaines – surnommée Moab (pour ‘Massive Ordnance Air Blast bomb’ – ou bombe à effet de souffle massif) – a une puissance de destruction équivalente à 11 tonnes de TNT alors que la moins puissante des armes nucléaires dites ‘tactiques’ russes a une puissance équivalente à 300 tonnes de TNT », résume Jean-Marie Collin.
Cette obsession sémantique russe pour le nucléaire « tactique » risque aussi de relancer une course aux armements. Actuellement, la France n’a que des armes nucléaires stratégiques, tandis que les États-Unis se sont débarrassés de leur arsenal tactique au profit d’armes conventionnelles.
Mais si Moscou fait planer la menace de l’utilisation d’une telle arme tactique sur le champ de bataille, cela pourrait pousser d’autres puissances nucléaires à en acquérir. Et plus il y aura d’armes de ce type – présentées comme moins dévastatrices – en circulation, plus le risque qu’elles soient utilisées un jour grandira.