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« Fela était à la fois un chef de quartier, une rock star et un leader politique »

« Fela était à la fois un chef de quartier, une rock star et un leader politique »


Fela dans la République de Kalakuta, à Lagos, en 1974.

Ce n’est pas tous les jours qu’on photographie un génie en slip, un homme qui, entre deux joints aussi démesurés que son pays, le Nigeria, révolutionne la musique. Anthropologue, photographe, journaliste, collectionneur d’art, Jean-Jacques Mandel a rencontré Fela (1938-1997), l’inventeur de l’afrobeat, en 1974 à Lagos. Ses photographies font partie de l’exposition « Fela Anikulapo-Kuti, Rébellion afrobeat » , organisée à la Philharmonie de Paris du 20 octobre 2022 au 11 juin 2023.

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Qu’est ce qui vous emmène à Lagos fin 1974 ?

Jean-Jacques Mandel : J’allais en Afrique depuis 1971 avec deux vies parallèles. J’ai fait une maîtrise de psychologie sociale expérimentale sur les plongeurs des chantiers offshore qui m’a emmené au Gabon et au Congo. Je voulais aussi faire une thèse sur la boucle du Niger et j’allais régulièrement dans la région de Mopti où je faisais pas mal de photos avec les musiciens au Mali, la bande de Salif Keïta, le Super Rail Band de la gare de Bamako, qui ont été publiées dans Afro Music, le journal de Manu Dibango.

En 1973, j’ai eu mon premier travail à Marseille comme psychosociologue dans un centre pour l’enfance inadaptée. C’était alors le Marseille de la French Connection, une ville très particulière où remontaient beaucoup de choses d’Afrique. Un jour, une de mes connaissances, une espèce de voyou philosophe, me dit : « Je reviens du Nigeria. Si tu dois aller là-bas, il faut absolument que tu ailles voir Fela. » Je ne vois pas trop de qui il s’agit mais, début 1974, je me retrouve au Mali pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et là : c’est déjà la folie.

Tout le monde à Bamako parle de Fela. Tout le monde chante Lady, Shakara… Et de retour à Marseille alors que je prépare l’exposition d’un travail sur l’environnement et l’enfant avec des milliers de dessins récoltés de la boucle du Niger à la Casamance, j’apprends que s’organise à Lagos le deuxième Festival mondial des arts nègres, qui est alors prévu en 1975. Je me dis il faut qu’on fasse quelque chose et je crée l’association Lagos 75 pour qu’on organise des charters afin que les gens aillent au festival et découvrent le Nigeria. On met donc la voiture sur le cargo jusqu’à Dakar, et puis en route pour Lagos pour obtenir toutes les autorisations.

Devant le Shrine, le club de Fela, à Lagos, en 1974 .

Et la première rencontre avec Fela ?

C’était en décembre 1974. J’étais avec ma première femme à Lagos et un soir on part pour le quartier de Suruléré, où se trouvait le Shrine – son club. Là, il ne se passe rien avant minuit. Le concert de Fela commence et pendant l’entracte, un gars vient me chercher pour me dire que Fela veut nous parler. On se retrouve dans un couloir et là, Fela nous dit : « Mais qu’est-ce que vous faites là ? Vous êtes fous de venir ici ? » Je lui réponds que je suis venu pour une interview et finalement après avoir dit à tout le monde de nous protéger, il nous donne rendez-vous le lendemain. Quand on se retrouve chez lui à Kalakuta, je lui explique que je veux le faire connaître en France et en fin d’après midi, alors que la nuit commence à tomber, après quelques joints et cuillères de confiture – de marijuana – il commence ses répétitions ; et c’est là que je fais cette photo devant la grille avec les gens du quartier, le singe et lui en slip.

Fela en répétition à la République de Kalakuta, à Lagos, en 1974.

Quel genre de personne est Fela à cette époque ?

En 1975, on est au Nigeria dans l’après-guerre du Biafra. C’est le pays pétrolier qui affiche sa victoire sur les indépendantistes igbos. Le ministre du pétrole est appelé Monsieur 5 % (de commission). L’argent s’affiche partout. Fela, lui, était déjà un poil à gratter, fils et petit-fils de militantes. Il injurie en permanence le gouvernement, qui ne le ménage pas. Il a déjà eu la jambe cassée en prison. Il est le chef de Kalakuta – la république qu’il a fondée –, où tout le monde a sa fonction. Celui qui fait les courses, celui qui conduit la voiture, celui qui roule les joints. Et deux ruelles derrière, il y a l’hôpital tenu par son frère, qui faisait des consultations gratuites pour les très pauvres. A cette époque, Fela est à la fois un chef de quartier et une rock star.

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Mais en 1977, quand vous revenez pour le festival (qui devait se tenir en 1975), la portée n’est plus la même…

Jusque-là, ses morceaux portaient surtout sur des revendications sociales comme Monday Morning in Lagos, mais là il était devenu un leader politique. Quand on arrivait chez lui, il y avait des gardes du corps en noir avec un style proche des Black Panthers. La fréquentation de la République de Kalakuta n’était plus la même. Il y avait des Noirs américains, quelques idéologues italiens de l’extrême gauche, des anarchistes et des trafiquants ou débrouillards revendant vrais et faux diamants. Au milieu de tout cela, Fela ressortait à la fois comme le boss, le patron et comme un leader politique qui aimait sa position mais ne voulait pas le pouvoir.

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La comparaison qui me vient, c’est Robinson Crusoé. Kalakuta était un îlot avec une vraie notion de république. La musique est une arme, selon lui, et il faisait la guerre au gouvernement, à la colonisation, investi par son histoire familiale.

Comment sa musique a-t-elle été reçue en France au milieu des années 1970 ?

Ce qu’il faut dire, c’est qu’à cette époque dans toutes les capitales d’Afrique francophone, il y avait des joutes entre les orchestres à qui jouera le mieux Shakara ou Lady. Sa musique est arrivée en France par les foyers de travailleurs immigrés. L’album dont j’ai fait la photo pour EMI est sorti en France en 1977, mais il était déjà écouté dans tous les foyers.

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