Pour ne rien manquer de l’actualité africaine, inscrivez-vous à la newsletter du « Monde Afrique » depuis ce lien. Chaque samedi à 6 heures, retrouvez une semaine d’actualité et de débats traitée par la rédaction du « Monde Afrique ».
Les vendeurs de pop-corn ont allumé leurs machines bien avant l’arrivée des premiers spectateurs. Chaque jeudi en fin d’après-midi, ils sont entre 1 500 et 2 000 à affluer de toute la capitale sud-soudanaise, Juba, pour prendre place à l’intérieur du grand amphithéâtre du Centre culturel Nyakuron et assister au Kilkilu Ana Comedy Show, le rendez-vous hebdomadaire des comédiens de stand-up sud-soudanais.
Kilkilu Ana, qui signifie « chatouille-moi » en arabe local, est devenu une véritable pépinière du rire au Soudan du Sud. « Il n’y avait absolument rien d’équivalent lorsque nous l’avons créé », confie son fondateur, Isaac Lumori, 43 ans, un musicien connu sous le nom de McLumoex, pionnier du divertissement dans le plus jeune pays du monde. L’aventure démarre en 2014, quelques mois après les combats de décembre 2013 qui avaient dévasté Juba et marqué le début d’une guerre civile au Soudan du Sud. « Nous voulions tenter de faire sourire ceux qui avaient perdu des proches dans les violences », se souvient celui qui finance ses activités artistiques grâce à son métier d’ingénieur des télécommunications.
« Je préfère avoir faim que manquer le spectacle »
« Au début, personne ne comprenait ce que nous voulions faire et pourquoi nous demandions aux gens de payer pour rire », se souvient-il, ému, assis sur une banquette du bar extérieur du Centre culturel Nyakuron, qui surplombe le parc de cette salle de spectacle unique à Juba, bâtie dans les années 1970. « Il est arrivé qu’on me jette des bouteilles dessus, que les gens crient “On ne veut pas rire, on veut danser !” » se souvient Emmanuel Dulley, Lotole de son nom de scène, l’un des comédiens ayant émergé grâce à Kilkilu Ana.
Pour attirer les spectateurs, McLumoex a l’idée d’insérer des sketchs entre les performances d’un autre show qu’il a lancé : la compétition de danse contemporaine Alabu Dance, créée en 2016 et immense succès populaire. Petit à petit, le goût du public pour la comédie et ces artistes d’un genre nouveau s’affirme. « Nous avons repéré et formé une vingtaine de comédiens de stand-up au fil des ans, et certains vivent aujourd’hui très bien de ce métier. Nous bâtissons l’industrie du divertissement au Soudan du Sud à partir de rien », se réjouit McLumoex.
Vêtements à paillettes, chaînes qui brillent, épaisses lunettes de soleil… Pour certains jeunes spectateurs habitués, venir au Kilkilu Ana Comedy Show est l’occasion de revêtir ses tenues les plus extravagantes. D’autres passent plus incognito, comme Christine Simon, sa sœur Sarah et leur amie Diana Helen, toutes des inconditionnelles de Kilkilu Ana. « Nous venons tous les jeudis depuis deux ans, rien ne peut nous le faire louper ! », assure Christine Simon, coupe afro et grand sourire aux dents du bonheur. « Je mets de côté l’argent de mon déjeuner pour payer mon transport et l’entrée du spectacle, en tout cela me coûte dans les 2 000 livres sud-soudanaises [3,3 euros], raconte-t-elle. Je préfère avoir faim que manquer le spectacle, car la vie dehors est très difficile. Quand je viens ici, je sais que je vais me débarrasser totalement de mon stress ! On est tous ensemble, on est unis, on se sent bien. »
Il faut dire que l’ambiance, une fois le show commencé, est à la fois électrique, déchaînée et bon enfant. La mixité sociale est évidente. On rit, on danse, on crie lorsqu’une blague est trop drôle ou trop provocante. Comme quand le comédien Lodiong, grand gars tout mince, affublé d’une longue perruque et de chaussures à talons, se moque du style de danse trop suggestif des filles de la banlieue de Juba… démonstration à l’appui. Un autre humoriste nommé Talento se remémore, lui, ses années d’enfance, au village, sous les ordres d’une mère autoritaire le forçant à effectuer des travaux à la ferme. Un autre, Comedian Fly, ironise sur « les pasteurs qui prêchent la paix au Soudan du Sud » alors que leurs fidèles font tout l’inverse, dans un pays où les violences continuent malgré la signature d’un accord de paix en 2018.
« Le rire peut changer la société »
Le spectacle est un espace de liberté. « Aujourd’hui nous pouvons parler des hommes politiques, de la corruption, des violences conjugales ou encore des différentes tribus et de la façon dont leurs membres se comportent », détaille Isaac Lumori, alias McLumoex, concédant toutefois que certains sujets restent hors limite. « Les tueries, les événements qu’on peut lire dans les journaux, on ne peut pas en rire, mais on peut y faire référence avant de partir sur une blague », explique-t-il.
Wokil Jesh Commando, de son vrai nom Kuech Deng Atem, un comédien de stand-up très en vogue à Juba, révélé par Kilkilu Ana, a découvert son talent en racontant son expérience d’enfant-soldat. « Je faisais des blagues, à l’école, sur ce que j’avais vu du comportement des soldats dans les casernes », confie-t-il. Depuis, il a fait des blagues visant les forces de l’ordre sa spécialité. « Cela m’a attiré des ennuis, explique-t-il. Mais maintenant les gens ont compris que je ne fais rien de mal, je parle des choses qui se passent, et qui doivent changer. »
Car il en est convaincu : « Le rire peut changer la société. Quand je suis sur scène, j’ai l’impression de contribuer à construire ce pays ». Il en veut pour preuve le fait qu’« avant, les gens s’énervaient et pouvaient devenir violents » quand ils n’aimaient pas une blague ou se sentaient visés, « mais maintenant ils sont plus heureux » relève-t-il. Un signe pour lui que « le Soudan du Sud est en train de changer, de guérir doucement ».