A défaut d’obtenir le soutien des autorités kenyanes, ils protègent eux-mêmes leur forêt. Nathaniel Mkombola et John Maganga se sont retroussé les manches pour empêcher la disparition de la forêt de Ngangao, à Wundanyi, dans le sud-ouest du Kenya. Ce petit joyau de biodiversité, niché dans la chaîne de montagnes de Taita, menaçait de disparaître sous la pression des villages avoisinants, en constante recherche de bois pour le feu et de terres nouvelles à cultiver.
Les deux quarantenaires, cofondateurs de l’organisation Dawida Biodiversity Conservation Group, ont grandi en bordure des bois. « J’entendais les cours d’eau couler depuis la forêt le long de ma maison quand j’étais enfant, se souvient John. Puis en grandissant, plus rien ! » La prise de conscience a eu lieu en 2011, date de la création de Dawida. Depuis, ils patrouillent la forêt, mènent des campagnes de sensibilisation dans les villages, recensent les espèces d’oiseaux, replantent les arbres endémiques du bassin-versant de Ngangao.
Car si le gouvernement a fait de la forêt un domaine public dans les années 1980, il ne l’a pas protégée de la surexploitation. En témoigne l’unique ranger chargé de surveiller les 120 hectares de bois… En trente ans, l’ensemble de la chaîne de montagnes de Taita a perdu 50 % de son couvert forestier. Pour réduire la déforestation, les membres de Dawida distribuent des réchauds à faible consommation de bois.
Ngangao est parfois passée près de la catastrophe. « Nous avons découvert en début d’année qu’il ne restait plus qu’un seul Afrocarpus Usambarensis dans la forêt », raconte Nathaniel Mkombola. Ce conifère endémique est en voie d’extinction au Kenya et en Tanzanie. Depuis, ils en ont replanté deux mille grâce à leur pépinière.
Objectif ambitieux
Officiellement, une autorisation est nécessaire pour se rendre en forêt et y ramasser du bois, mais en pratique, le ranger esseulé ne peut contrôler toutes les allées et venues. En 2015, Dawida a donc engagé auprès de l’Etat kenyan un processus de reconnaissance de conservation de la forêt, avec un double objectif : protéger entièrement Ngangao tout en partageant une partie des bénéfices de l’écotourisme avec les villages environnants. Sept ans plus tard, le projet est au point mort, l’Etat ne répond pas.
Le cas de Ngangao résume les contradictions auxquelles fait face le Kenya d’aujourd’hui, alors que le pays est sur le point de s’engager à protéger 30 % de ses zones terrestres d’ici à 2030, dans le cadre du projet d’accord au menu de la Conférence des Nations unies sur la biodiversité (COP15), qui débute ses travaux mercredi 7 décembre à Montréal.
L’objectif est ambitieux : le pays, réputé pour ses safaris, ne compte aujourd’hui que 12,4 % de terres protégées. Pourtant, le Kenya s’était initialement engagé à en préserver 17 % à l’horizon 2020, lors de la conférence d’Aichi en 2010. Si un accord est trouvé à Montréal, le Kenya ne devra plus protéger 69 917 km2, mais 174 795 km2 de son territoire.
Le flou règne sur la façon dont le pays va tendre vers l’objectif des 30 %. « Les autorités kényanes ne vont pas créer de nouveaux parcs ou réserves naturelles, informe Nancy Githaiga, directrice de l’African Wildlife Foundation, l’un des porte-drapeaux africains de la conservation sur le continent. Elles prévoient de s’accorder avec les communautés locales pour protéger des terres publiques. »
« Ne pas nuire aux peuples indigènes »
L’idée serait donc de ne pas sanctuariser de nouveaux espaces, tels que les parcs ou réserves naturelles (le Kenya en compte cinquante), car cela impliquerait de possibles déplacements de population. Pour l’avenir, l’axe principal de la conservation se situe au niveau de la création de nouvelles conservancies, un mode de protection hybride dans lequel les terres appartiennent soit à des acteurs privés, soit à des ONG ou à des communautés locales.
C’est sur cette étroite ligne de crête que s’engage l’Etat kenyan, qui promet à la fois d’étendre les terres sous protection et d’inclure les communautés indigènes, propriétaires historiques de ces parcelles. « Evidemment tout le monde dit oui à la protection de l’environnement mais cela ne doit pas nuire aux peuples indigènes », prévient Ramson Karmushu, chercheur au sein de l’organisation Impact Kenya. « Il est grand temps de trouver des modalités de conservation qui incluent les populations indigènes, au lieu de les exproprier », continue-t-il.
Les défenseurs de ces communautés locales s’inquiètent notamment du précédent observé en Tanzanie. Une bataille juridique s’y est engagée après le projet des autorités tanzaniennes d’expulser 80 000 Masaï de leurs terres ancestrales dans l’aire de conservation de Ngorongoro, pour y favoriser les activités touristiques.
« L’Afrique doit se financer »
« Nous avons indéniablement un problème de disparition de la biodiversité, mais le modèle poursuivi par le Kenya pourrait s’avérer être le plus grand vol de terres contre les populations indigènes jamais vu, alerte Anuradha Mittal, directrice du Oakland Institute. Le risque du 30 %, c’est l’exclusion accélérée des indigènes », prévient-elle. Selon le WWF, les communautés indigènes représentent moins de 5 % de la population mais protègent 80 % de la biodiversité dans le monde. Pour les rassurer, Nairobi pourrait proclamer le Natural Resources Bill, une loi qui redistribuerait 12,8 % des bénéfices tirés de la biodiversité aux communautés locales. Mais voté il y a quatre ans, le texte attend toujours d’être promulgué.
L’autre inconnue concerne les ressources financières pour y parvenir. Le Kenya fait partie des pays qui vont réclamer la mise en place d’un fonds global pour la sauvegarde de la biodiversité, qui pourrait se situer entre 10 et 100 milliards de dollars par an. Selon le Programme des Nations unies pour l’environnement, 536 milliards de dollars (510 milliards d’euros) annuels sont nécessaires pour lutter efficacement contre la dégradation de la faune et la flore à l’horizon 2050.
Des conservationnistes africains craignent cependant que les bailleurs de fonds continuent de dicter leurs conditions en Afrique. « Avant, la conservation était exclusivement un travail colonial, puis presque entièrement entrepris par des fondations occidentales, assure Nancy Githaiga de l’African Wildlife Foundation. On doit désormais penser autrement. L’Afrique doit se financer, c’est la seule solution pour avoir notre propre agenda, pour que notre voix soit entendue. »
En effet, si Nairobi finance entièrement les rangers du Kenyan Wildlife Service, l’entité publique de protection des parcs, une grande partie des fonds destinés à la conservation proviennent de l’étranger. L’African Wildlife Foundation elle-même bénéficie de nombreux sponsors venus d’Occident tels que Royal Canin ou la plus grande ONG américaine de protection de l’environnement, The Nature Conservancy.