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« Mes cheveux, c’est ma liberté. C’est ça qu’ils veulent cisailler, raser de la surface », assène Abdallah* en empilant des briques sur une barricade. Comme chaque semaine depuis presque un an, cet étudiant en ingénierie est descendu dans les rues de Khartoum, jeudi 29 septembre, pour protester contre le coup d’Etat mené par le général Abdel Fattah Al-Bourhane.
Outre ses lunettes de piscine, son masque FFP2 pour se protéger des gaz lacrymogènes et le drapeau soudanais noué à la taille, ce manifestant de 22 ans arbore un large bonnet rouge. Son couvre-chef cache une tignasse de cheveux noirs, trouée par endroits, laissant entrevoir son crâne. « Je ne ressemble plus à rien », lâche-t-il dans un rictus où se mêlent la honte et la dérision.
Des policiers en civil l’ont roué de coups avant de lui découper des mèches de cheveux aux ciseaux
Une semaine plus tôt, en sortant de l’université, il s’apprêtait à monter dans un bus quand une main l’a violemment tiré en arrière. Des policiers en civil l’ont roué de coups avant de lui découper des mèches de cheveux aux ciseaux. Ce jour-là, des dizaines de jeunes Soudanais ont subi le même sort, humiliés en place publique.
Dans le sillage du putsch militaire du 25 octobre 2021, les campagnes de ce genre se sont multipliées dans la capitale et les autres grandes villes du pays. Postés à des check-points ou dispersés dans le tumulte des gares routières, des policiers, des soldats, des agents des renseignements ou des miliciens à la solde du pouvoir font régulièrement descendre les passagers d’un bus pour couper les crinières rebelles. Le tout à l’aide de tondeuses, couteaux, lames de rasoir et parfois même des bouts de verre.
Les militants des comités de résistance, principale épine dans la botte des militaires, sont particulièrement ciblés, mais beaucoup d’autres jeunes citadins en font les frais. « C’est toute notre génération qui est visée. Ils te disent : “T’es un artiste ? un casseur ? un anarchiste ? T’es joli avec ta coupe de fille. Tu t’es égaré du chemin de notre religion ?” », énumère Adam*, qui a été rasé début août.
Dans les cortèges qui défient le pouvoir militaire, de nombreux manifestants portent les cheveux longs. « Quand tu vis sous un régime autoritaire, tous les moyens de résistance sont bons. Se faire pousser les cheveux, pour nous, c’est une manière de refuser leur conception du monde », explique Wad el-Sheikh, un manifestant masqué, coiffé de fines dreadlocks.
« Eteindre la flamme révolutionnaire »
« Le régime de Bourhane, qui ferme les yeux sur les troubles sécuritaires, les tensions politiques et la détérioration des conditions de vie, a trouvé dans les extravagances capillaires de la jeunesse soudanaise une menace sérieuse à la sécurité du pays », ironise le journaliste Abdulhamid Awad dans le journal en ligne Al-Rakuba. « Ils cherchent par tous les moyens à éteindre la flamme révolutionnaire qui embrase les rues », renchérit Mujahid*, tondu début septembre.
Sur les drapeaux brandis dans la foule, des visages arborant des coupes afros ou des dreadlocks reviennent souvent. Bibo, Russi, Marwan, Hussam… Ces noms sont sur toutes les lèvres : « martyrs de la révolution », ils étaient tous des « rastas » et sont devenus des symboles parmi les manifestants tués par les forces de l’ordre depuis le 25 octobre 2021 – au moins 117, selon un comité de médecins.
Le mouvement rastafari n’est pas une religion au Soudan. C’est à la fois une mode, un style de vie et le marqueur d’une idéologie qui se veut panafricaniste. « Nous nous sommes réapproprié la figure du rasta. On la rend compatible avec l’islam à travers les valeurs de tolérance et de paix. Le rasta ne meurt pas. Si son corps s’écroule, ses idées perdurent », poursuit Wad el-Sheikh. Employé d’une entreprise médicale, il affirme ne pas boire ni fumer, voulant casser « le stéréotype qui assimile systématiquement les rastas à des fumeurs de bango [marijuana locale] oisifs ».
Ces tontes en place publique ont commencé à apparaître en marge des manifestations qui ont fait vaciller le pouvoir d’Omar Al-Bachir à partir de décembre 2018. Le phénomène s’était estompé lors de la transition politique amorcée fin 2019 et le partage du pouvoir entre civils et militaires, mais il a repris de l’ardeur depuis que ces derniers se sont de nouveau accaparé le pouvoir, en 2021.
Ahmed* a été tondu à deux reprises. La première fois en janvier 2019, aux prémices de la révolution contre le régime de Bachir : des agents des services de renseignement lui ont creusé un sillon en plein milieu de ses longues dreadlocks, avant de l’emprisonner pendant deux mois dans l’un des cachots du nord de Khartoum surnommés « al-talajat » (congélateurs), où les détenus étaient aspergés d’eau dans des chambres froides.
« C’est long et difficile, au Soudan, de se faire accepter par ta famille et ta communauté quand tu portes les cheveux longs. Là, en une seconde, ils m’ont arraché une part de mon identité. Ça m’a détruit de l’intérieur. Comme s’ils m’avaient violé », confie-t-il la voix tremblante. Grisé par le vent de liberté à la chute du dictateur, Ahmed avait décidé de laisser de nouveau pousser ses cheveux.
Pendant trois quarts d’heure, une lame fait des allers-retours sur son crâne, dans un mélange de mousse à raser et de sang
Trois ans plus tard, le 8 mars 2022, alors que le jeune homme rebrousse chemin à la fin d’une manifestation, il est renversé par un véhicule chargé de soldats. Son crâne heurte le sol et s’ouvre sur huit centimètres. « Je pissais le sang. Les hommes m’ont hissé à l’arrière du pick-up et ont continué de me tabasser. J’ai perdu connaissance », raconte-t-il. Il se réveille au poste de police, entre la vie et la mort.
De peur de se retrouver avec un cadavre sur les bras, ses tortionnaires décident finalement de le relâcher. Mais avant de traîner son corps chancelant jusqu’à la voiture, il est agenouillé au milieu de la cour du commissariat, mains liées derrière le dos. Pendant trois quarts d’heure, une lame fait des allers-retours sur son crâne, dans un mélange de mousse à raser et de sang. Puis les soldats se débarrassent de son corps dans un terrain vague. Ahmed est sauvé de justesse par des habitants qui le découvrent au milieu des poubelles.
« Les soldats agissent en toute impunité »
« Au-delà de la violence physique, c’est de la violence symbolique », observe Azza Abdel Aziz, anthropologue à Khartoum. « Le contrôle des corps et de l’apparence fut un outil au service du “projet civilisationnel” imaginé par le régime d’al-Inqaz [le régime du « Salut », nom revendiqué par Omar Al-Bachir], qui a voulu islamiser la société soudanaise. Il poursuivait cette idée d’aplanir la diversité de la population, de l’uniformiser », ajoute-t-elle en rappelant que dans les années 1970, avant l’instauration de la charia, les coupes afros étaient très répandues dans les villes soudanaises.
Celles-ci ont peu à peu disparu, en même temps que le régime militaro-islamiste de Bachir imposait les « lois relatives à l’ordre public », un arsenal juridique aux contours flous qui criminalisait les tenues jugées « indécentes » et a conduit de nombreuses femmes à être fouettées et humiliées depuis les années 1990.
En novembre 2019, le gouvernement de transition installé après la chute du dictateur a décidé d’abolir les « lois relatives à l’ordre public ». Officiellement, elles sont toujours suspendues, mais depuis plusieurs mois, la police multiplie des opérations baptisées « lutte contre les phénomènes négatifs ». « Les rasages de cheveux en font partie. Ce sont des pratiques arbitraires, sans aucune base légale. Les soldats agissent en toute impunité. Si ta tête ne leur revient pas, ils font ce qu’ils veulent. Nous sommes en situation de non-Etat », dénonce l’avocat Abdelsalam Saboon.
Les responsables des multiples unités de l’appareil sécuritaire nient avoir ordonné ces campagnes de rasage public et dénoncent des « bavures individuelles ». Faut-il y voir le retour en grâce du régime islamiste, dont de nombreux partisans ont été réhabilités, sortis de prison ou sont revenus d’exil depuis le coup de force du général Bourhane ? Certains ont regagné leur poste dans les administrations, d’autres sont de nouveau actifs sur la scène politique. Ce retour en arrière n’est pourtant pas publiquement assumé par le chef de la junte, qui décrit sa prise de pouvoir comme une « rectification du cours de la révolution ».
« Admettre publiquement qu’ils reviennent à l’ordre ancien, cela enflammerait la rue. Désormais, la junte agite le spectre d’une société qui sombre dans la dépravation et l’immoralité. Ils font en sorte qu’une partie de la population soudanaise se sente attaquée par ce mouvement de subversion qui intervient dans l’espace public. C’est une stratégie contre-révolutionnaire classique », conclut Azza Abdel Aziz.
Ces campagnes d’humiliation ne semblent pas intimider les jeunes impliqués dans le soulèvement. « Ils ne comprennent pas que quelque chose s’est brisé entre notre génération et la leur. Rase-moi la tête aujourd’hui et demain je serai de nouveau dans la rue », promet Abdallah, l’étudiant au bonnet rouge.
« Ils ne comprennent pas que quelque chose s’est brisé entre notre génération et la leur »
Malgré la répression intense, la plupart des manifestants décrivent la révolution en cours comme une libération irréversible. Les dreadlocks, les coupes afros, les cheveux détachés ou courts pour les femmes, en sont des émanations parmi d’autres. « Qu’est-ce qui est le plus dangereux pour la société, mes cheveux longs ou bien ces soldats qui gazent et chargent leur peuple avec leurs véhicules blindés ? », s’exclame Abdallah en désignant la tête du cortège qui disparaît dans un nuage de gaz lacrymogènes.
*Tous les prénoms ont été changés.