La rue, les halls d’hôtel, le souk, les fan-zones, la corniche, les abords de stade et même les banlieues les plus éloignées… Doha est un théâtre permanent depuis le début de la Coupe du monde, une grande scène où tout un chacun se promène souvent avec son costume favori, un maillot de foot – réplique plus ou moins fidèle de son équipe préférée –, ou un drapeau national enroulé sur les épaules, façon cape.
Mais il faut se méfier des apparences, les couleurs affichées ne disent pas toujours toute la vérité. Omar, par exemple, un jeune Irakien de Bagdad qui prend le soleil de bon matin dans la fan-zone désertée de la corniche, a revêtu un tee-shirt du Brésil. Il adore Neymar et consorts, mais son équipe de cœur, depuis peu, c’est le Maroc. Le dernier pays arabe encore en lice dispute son huitième de finale contre l’Espagne, mardi 6 décembre à 16 heures, avec le soutien de tout le monde arabe, assure-t-il, comme tous les Qataris, les Saoudiens, les Yéménites ou les Palestiniens à qui nous avons posé la question.
« On encourage tous le Maroc, poursuit Omar. Les gouvernements des pays arabes ont des problèmes entre eux, mais, en tant que peuples, on ressent tous de la sympathie les uns envers les autres. » La fameuse « rue arabe » existerait donc, au moins le temps d’une Coupe du monde. Une jeune étudiante en médecine palestinienne se promène dans les rues avec le drapeau de son pays sur les épaules. Grand succès. « Tout le monde veut faire des selfies avec moi ! » A la veille de ce « match historique » contre l’Espagne, c’est la première fois qu’elle ressent « une telle unité du monde arabe », mais elle n’est pas si surprise. « Quand une équipe arabe se qualifie, c’est comme si c’était mon pays. »
« Un tel niveau d’harmonie, c’est rare »
Pour Abdullah, un jeune ingénieur saoudien attablé avec trois de ses compatriotes près du souk Wafi, il faut voir là un « fait culturel et religieux ». « Le Maroc est un pays africain, mais nous avons beaucoup en commun, la langue et l’islam. Et comme tous les Arabes, les Marocains soutiennent les Palestiniens. » Avec ses amis, il espère que les Lions de l’Atlas auront un geste symbolique en faveur des Palestiniens lors de l’avant-match contre l’Espagne. Les réseaux sociaux, ajoute un autre Saoudien, regorgent de messages de sympathie envers le Maroc : « Grâce à Internet, les 450 millions d’habitants des 22 pays arabes ont mieux appris à se connaître. » La grande surprise, à ses yeux, c’est de voir combien le monde occidental n’a pas pris conscience de ce sentiment d’unité. « Posez-vous la question ! »
« Un tel niveau d’harmonie, c’est assez rare », tempère Mourad Zeghidi, un journaliste tunisien. « Le fait que la compétition se passe au Qatar y est pour beaucoup », selon lui, tout comme les qualités footballistiques de la sélection marocaine. « Il y a deux grandes stars dans cette équipe, Achraf Hakimi et Hakim Ziyech, deux joueurs qui font la fierté des supporteurs arabes. Et les supporters marocains ont donné une belle image de leur pays. Les fans des deux clubs rivaux de Casablanca, le Wydad et le Raja, ont surmonté leurs rivalités pour s’installer ensemble dans les tribunes. »
Ce sentiment d’unité est-il appelé à durer ? Hassan Al-Ansari, un homme d’affaires qatari préfère reste prudent. « C’est quelque chose d’assez émotionnel, lié au football. » Il n’est pas convaincu que ce « moment » connaîtra des conséquences politiques. « Les supporteurs des équipes de foot du monde arabe ont toujours entretenu des bonnes relations entre eux, mais les régimes de ces pays sont malheureusement loin d’être représentatifs de leurs peuples. »
Mohammad Al-Masri, chercheur en sciences politiques au Centre arabe de recherches et d’études politiques de Doha, est, lui, moins circonspect. « Nos études montrent que 75 % à 80 % des différents ressortissants des pays arabes que nous interrogeons disent partager une même identité et de mêmes valeurs. » Dans les fan-zones de Doha, « les supporters arabes ne commentent pas seulement les exploits de leur équipe nationale, mais de toutes les équipes de la région. » Une sorte d’harmonie se dégage, observe-t-il, au sein de laquelle « l’identité arabe est la force principale, plus que la religion. La langue et les valeurs communes arrivent avant l’islam, qui vient cimenter cette unité. »
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