Au Mondial-2022, la situation en Iran, où le régime réprime dans le sang un mouvement de contestation, s’est invitée dans les tribunes des matches de la « Team Melli ». Alors que certains tentent d’utiliser la Coupe du monde pour protester, des supporters pro-régime trouvent que ces manifestations n’ont pas leur place au Qatar. Le ton monte entre les deux camps.
« En Iran, il est impossible de dissocier la politique du football. » Ali Houman, 53 ans, est venu du Canada pour assister aux matches de la « Team Melli » lors du Mondial-2022. Croisé aux abords du stade Ahmed Bin Ali juste avant le match entre son pays et le pays de Galles, cet ingénieur garde à l’esprit le mouvement de contestation qui secoue son pays natal depuis fin septembre, à la suite de la mort de Mahsa Amini, arrêtée pour avoir « mal porté » le voile islamique.
Depuis ce tragique événement, les manifestations, d’abord cantonnées à la question du voile, se sont transformées en révolte contre le régime des mollahs. Et Ali Houman de symboliser son soutien au mouvement en arborant un drapeau iranien découpé au milieu, pour enlever le symbole de la république islamique.
En venant au Qatar, il s’attendait à devoir siffler sa propre équipe mais leur geste face à l’Angleterre l’a surpris. Ses compatriotes ont refusé de chanter « Sorude Melliye Jomhuriye Eslamiye Iran », l’hymne national célébrant la révolution islamique de 1979.
« J’avais prévu de les huer. Ce geste m’a fait changer d’avis. J’ai ressenti de la fierté pour eux. Ils vont sans doute être punis pour cela mais c’était un geste puissant », explique ce père de famille, au ton posé.
Hymne chanté et sifflé pendant le match contre le pays de Galles
Un geste que l’équipe n’a cependant pas réitéré contre les Gallois, provoquant quelques sifflets dans les tribunes iraniennes. Il faut dire que les prises de positions des joueurs iraniens sont particulièrement scrutées. La moindre célébration de but, la moindre parole et le moindre silence sont disséqués et critiqués.
L’équipe semble elle-même divisée. Sardar Azmoun, l’attaquant vedette, a multiplié les prises de parole en faveur de la contestation et le capitaine Ehsan Hajsafi a présenté ses « condoléances aux familles des victimes ». En revanche, Mehdi Torabi et Vahid Amiri, deux des remplaçants, sont connus pour leur soutien au régime.
Dans tout cela, le sélectionneur portugais de l’Iran Carlos Queiroz perd patience face aux débats sans fin qui dévient du football vers le politique. Il s’est énervé à plusieurs reprises contre des journalistes en conférence de presse osant lui poser des questions sur le sujet. « S’il vous plaît, vous les professeurs, les moralistes, laissez ces garçons jouer au football. Il n’est pas juste de les faire venir pour cette Coupe du monde et de leur demander des choses qui ne sont pas de leur responsabilité », a plaidé le technicien portugais.
Carlos Queiroz was asked by a BBC journalist about the protests in Iran.
He confronted her and asks why she doesn’t ask Gareth Southgate questions about Afghanistan… 😳 pic.twitter.com/u69isA0Wma
— SPORTbible (@sportbible) November 24, 2022
Quand on lui répète ces paroles, Ali Houman secoue la tête en souriant d’un air triste, pour signifier que le sélectionneur étranger n’a rien compris à ce pays qu’il entraîne de nouveau depuis septembre 2022 après un premier mandat réussi entre 2011 et 2019. « En Iran, football et politique sont forcément liés », répète-il. Et d’ajouter, magnanime : « Les joueurs de l’équipe sont dans une position difficile. Quoi qu’ils fassent, on leur reprochera d’en faire trop ou pas assez ».
Une position rendue encore davantage difficile par la répression des autorités iraniennes envers les footballeurs. À la veille de pays de Galles – Iran, la nouvelle de l’arrestation de Voria Ghafouri, 28 sélections internationales, pour propagande avait fuité dans la presse. Cet ancien capitaine du club de l’Esteghlal, un des deux clubs phares d’Iran avec Persepolis, avait dû quitter son équipe en juillet 2022 en raison de critiques récurrentes contre le régime.
« Les joueurs doivent faire davantage »
À l’approche des contrôles de sécurité pour entrer dans l’enceinte du stade, Aran Gabdari arbore avec fierté une banderole où on lit « Women, life, freedom, #MahsaAmini », l’un des slogans officiels de la manifestation.
« Ce slogan, c’est tout ce dont on est privé en Iran. C’est pour cela que nous voulons une révolution », explique cet analyste de données de 31 ans. « Le football est fait pour passer du bon temps mais cela n’a aucun sens quand des gens et des enfants sont tués en Iran. »
Selon l’ONG Iran Human Rights (IHR), basée en Norvège, la répression des manifestants depuis le début du mouvement a fait au moins 416 morts, dont 51 enfants.
« Ne pas chanter l’hymne n’est pas suffisant. Ils doivent faire davantage », renchérit le jeune homme. « Mais nous ne sommes pas là pour les joueurs, ni pour les encourager ou les huer. Qu’ils marquent, qu’ils perdent : on s’en fiche. On est là pour soutenir le mouvement. »
Vivant aux États-Unis, l’ingénieur dit ne pas craindre de représailles à sa prise de position à visage découvert. Cependant, c’est loin d’être le cas de ses compatriotes ayant fait le voyage depuis l’Iran, situé à à peine 265 km de l’autre côté du golfe Persique, et qui soutiennent le mouvement. Aucun d’entre eux n’a voulu échanger plus de quelques mots avec France 24, de peur ne jamais pouvoir rentrer au pays. Devant le stade Ahmed Bin Ali, ils manifestent à leur manière, posant de dos et avec des drapeaux modifiés de l’Iran tout en arborant des T-Shirts représentant Mahsa Amini.
Tensions entre groupe d’Iraniens
Difficile de leur donner tort quand plusieurs groupes de supporters beaucoup plus virulents débarquent dans le périmètre du stade. Très vite, ils prennent à parti les Iraniens répondant aux questions de journalistes, les entourant et les empêchant de continuer les interviews en criant, en chantant et en jouant de la corne de brume. Le ton monte vite, les insultes fusent, tout comme les accusations mutuelles. Le nouveau groupe accuse le manifestant de ne même pas être iranien derrière son maquillage blanc, rouge et vert. Lui réplique qu’ils sont des « faux supporters payés par le régime pour éviter qu’on parle des manifestations au Mondial ». Des drapeaux sont arrachés et des T-shirts déchirés. La sécurité qatarie observe attentivement sans intervenir.
Lorsqu’on tente d’interroger ces nouveaux supporters, ils indiquent ne pas souhaiter répondre, prétextant un anglais hésitant. Pourtant, ce n’est pas en farsi qu’ils invectivaient les supporters du mouvement mais bien dans une langue de Shakespeare parfaitement maîtrisée. Ils préfèrent filmer soigneusement le visage de ceux qui osent s’approcher des caméras avec leur téléphone portable.
Le seul qui accepte de répondre à nos questions en anglais fustige la présence des manifestants : « C’est n’importe quoi. Personne ne devrait manifester à l’étranger pour un problème interne à l’Iran », explique-t-il. » Nous sommes ici pour encourager notre équipe. Nous sommes fiers d’eux, ils se sont qualifiés pour la Coupe du monde et on veut qu’ils gagnent. »
Si jusqu’ici ses propos auraient pu le faire passer pour un simple supporter de la « Team Melli », le chant qu’il entonne ensuite avec ses amis ne laisse aucune place au doute sur son soutien au régime iranien : »République islamique d’Iran », scandent-ils pendant plusieurs minutes.
Être les voix de ceux qui ne peuvent parler
À l’écart de l’agitation, une Américano-Iranienne, Nika, soulève son T-Shirt du Brésil pour faire apparaître un T-Shirt en soutien à Mahsa Amini. Elle préfère rester précautionneuse car elle affirme avoir reçu des menaces sur les réseaux sociaux en raison de ses messages lors du match Angleterre – Iran.
Cette ingénieure en Californie cache aussi le T-Shirt par peur que la tunique soit confisquée par la sécurité. Une mésaventure qui est arrivée à au moins un groupe de supporters, selon un photographe de l’AFP, qui arboraient un drapeau avec le slogan. La sécurité se réserve le droit de confisquer n’importe quel objet en raison des règles de la Fifa qui stipulent que « tout objet contenant des mots ou images avec des messages politiques, offensifs et/ou discriminatoires » est interdit sur les sites de la Coupe du monde.
Nika explique qu’il était important pour elle de ne pas laisser cette Coupe du monde aux supporters pro-régime : » Beaucoup de gens ont renoncé à venir en soutien au mouvement de contestations. Le régime en a profité pour envoyer ses partisans ici. Nous sommes venus en espérant être plus forts et plus bruyants qu’eux. Et ainsi diffuser le message « Femme. Vie. Liberté », raconte la jeune femme, qui découvre pour la première fois l’ambiance des stades. « La Coupe du monde est le plus grand évènement sportif au monde. Elle peut devenir une formidable plateforme politique. Nous sommes là pour être la voix de ceux qui sont obligés de se taire en Iran. »