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Les refoulés de l’histoire – et de sa propre histoire – obsèdent Kader Attia. Ses recherches puisent dans le trauma et cherchent les voies d’une réparation. Comment panser une blessure mémorielle, faire le deuil d’une perte irrévocable ? Pour aboutir, ou au moins avancer, l’artiste franco-algérien s’est plongé récemment dans la psyché africaine.
Lui-même a suivi une psychanalyse pendant six ans. Une expérience dont il nuance les bienfaits, à la manière des ethnopsychologues : « La psychanalyse est devenue hégémonique, mais tout le monde ne vit pas comme Sigmund Freud, dans un hôtel particulier à Vienne. Il y a toute une complexité de la psyché qu’oublie le monde occidental. » Cette complexité, poursuit-il, « c’est la cosmogonie invisible, les parents, les ancêtres, tout ce qui peut former l’inconscient africain ».
Les Oxymores de la raison sont nées de ces réflexions : une installation composée de 18 vidéos, passionnante plongée dans la psyché africaine et les pathologies psychiatriques, que le public a pu découvrir aussi bien à la Biennale d’art contemporain de Lyon, en 2015, qu’au musée parisien du Quai-Branly, en 2021, dans l’exposition « Ex Africa ». De 2012 à 2015, Kader Attia a interrogé une quarantaine de spécialistes, thérapeutes et griots originaires du Maroc, du Sénégal, du Malawi, du Cameroun et de Côte d’Ivoire, mais également des experts occidentaux basés en Allemagne, en Suisse et en France.
Sacrifier un poulet
Face caméra, les témoignages – et les remèdes proposés – s’enchaînent et ne se ressemblent pas. Pour soigner un dépressif, une guérisseuse sénégalaise, Maram N’doye, suggère de sacrifier un poulet, une chèvre, un mouton ou une vache, et d’en récupérer le sang pour le verser sur la tête du malade. Pour traiter des pathologies face auxquelles la médecine moderne semble impuissante, l’ethnomusicologue malawite Moya Aliya Malamusi préconise quant à lui une potion à base d’herbes et de la danse.
« Là où la raison échoue et montre ses limites, il y aura toujours d’autres modes d’approche de la santé mentale »
« Je voulais inviter des formes de pensée différentes, avoir des surdiplômés et des guérisseurs qui n’ont aucun diplôme », détaille Kader Attia, qui a articulé ses entretiens autour de la question des croyances, des sciences magiques, des ancêtres et, finalement, d’un autre rapport au réel. Pour le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, interrogé par l’artiste, il faut revenir aux cadres mentaux traditionnels effacés par les monothéismes. « Dans les sociétés traditionnelles, dit-il, tout être vivant est l’expression d’une force, tout comme le monde qui nous entoure. » « Là où la raison échoue et montre ses limites, ajoute Kader Attia, il y aura toujours d’autres modes d’approche de la santé mentale. »
Pour le premier entretien, mené avec le psychologue clinicien Olivier Galaverna, Kader Attia va chercher dans sa propre histoire. Enfant, sa sœur souffrait de sévères crises d’épilepsie, laissant ses parents démunis. Un jour, une voisine de leur ville de Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise) leur a conseillé d’emmener la fillette de 11 ans dans leur village d’origine en Algérie, dans la région de Sétif. Un an durant, une vieille dame a gardé l’enfant, qu’elle a soignée à coups d’incantations. Les crises ont alors miraculeusement disparu. Le récit ne surprend pas Olivier Galaverna. « Que quelque chose de magique réorganise l’activité cérébrale ? Oui, je pense que c’est possible, dit-il sans ciller devant la caméra. La complexité du monde est telle qu’on ne peut pas exclure l’incompréhensible. »
Un « moi » communautaire
Entre le vocabulaire des sociétés traditionnelles africaines et le jargon de la psychanalyse, il n’y a parfois qu’une différence de terminologie. « Lorsque, dans la société wolof, on parle du “Reup”, cette force supérieure qui pousse à faire quelque chose, cela peut relever du subconscient », affirme Momar Gueye, psychiatre au CHU de Fann, à Dakar. De l’hypnose freudienne à la transe pratiquée dans les rites traditionnels, il n’y a aussi qu’un pas. Mais le parallèle s’arrête là. « L’inconscient freudien est résumé à un individu, or ce que disent les psychiatres africains, c’est qu’il y a un moi communautaire composé des présents et des disparus, des parents et des amis », précise Kader Attia, rappelant qu’« il n’existe pas de frontière entre l’immatériel et le matériel, les ancêtres et les vivants, l’individu et le groupe ».
Cette idée innerve une deuxième œuvre vidéo, « Catharsis, les vivants et les morts cherchent leur corps ». Quoique tournée au Vietnam et en Corée du Sud (et présentée en 2018 à la Biennale de Gwangju, en Corée), cette suite résonne avec les échanges entendus en Afrique. La proximité avec les ancêtres, ici aussi, marque les consciences et l’inconscient. Le Covid-19 a poussé l’artiste à renouer récemment avec le sujet. « Dans les sociétés qui se disent modernes, la place accordée à la question de la santé mentale est mince, bien que la pandémie ait rendu le monde encore plus anxiogène », indique-t-il.
Son nouveau film, dont il vient d’achever le montage, porte sur deux entretiens menés en parallèle avec la psychanalyste algérienne Karima Lazali et son confrère allemand Hannes Uhlemann autour de la persistance du trauma dans les pays ayant subi des régimes autocratiques. Un sujet qui, hélas, a de l’avenir.
Sommaire de notre série « L’Afrique en thérapie »
Dépression, schizophrénie, troubles bipolaires… Les maladies mentales restent les parentes pauvres des politiques de santé publique en Afrique. Les Etats du continent ne consacrent, en moyenne, à leur prise en charge que 0,46 dollar par habitant, alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande aux pays à faible revenu d’y dédier au moins 2 dollars. Un sous-investissement aggravé par le tabou qui pèse toujours sur la « folie » dans de nombreux pays d’Afrique.