Cibler les parlementaires sur Twitter ou Youtube en vue d’influencer leurs décisions: cette pratique, de plus en plus répandue mais peu encadrée en Suisse, pose plusieurs questions en termes de transparence. Certaines voix s’élèvent d’ailleurs sous la Coupole fédérale pour une meilleure réglementation en la matière.
Imaginons que vous êtes un ou une membre du Conseil national. Alors que ce dernier prévoit de débattre d’un sujet X, vous voyez apparaître différentes annonces concernant ce même thème sur votre fil Twitter. Ce type de lobbying numérique s’appelle du microciblage.
Techniquement, cela passe par les plateformes. Ce sont elles qui permettent l’identification d’un certain public-cible, sur la base des données des utilisateurs (lire encadré). Un groupe d’intérêt peut alors acheter de l’espace publicitaire sur le réseau social. Mais, contrairement à l’affichage traditionnel dans la rue, cette campagne numérique est beaucoup plus ciblée.
Lavion de combat F-35 en ligne de mire
C’est d’ailleurs ce qui s’est passé récemment, en plein débats sur l’achat des avions de combat F-35. Un phénomène qu’a observé Paul-Olivier Dehaye, l’expert en données numériques qui a permis de faire éclater le scandale Cambridge Analytica:
« Si un sujet conduit à beaucoup de publicités, c’est dans l’intérêt de la plateforme d’encourager beaucoup de conversations autour de ce thème. Et dans le contexte de l’achat d’avions de chasse, Twitter a identifié qu’un certain appareil était un sujet de discussion et a donc ouvert la possibilité aux annonceurs de cibler les gens qui étaient intéressés par ce sujet-là. »
Réelle influence sur les décisions politiques?
Comme tout lobbying, il est difficile d’identifier les résultats concrets du microciblage. Impossible d’affirmer par exemple si les réseaux sociaux ont réellement influencé les votes au Parlement concernant l’achat des F-35.
Mais ce qui est sûr, c’est que cette pratique fait partie intégrante de la politique aujourd’hui. Et cela en inquiète certains. Le socialiste Christian Dandrès vient de déposer une motion pour davantage de transparence:
« On a pu montrer qu’il y avait un ciblage de personnes qui se trouvaient au Palais fédéral à une période donnée et qui s’intéressaient à un certain nombre de thématiques. Tout cela par des données de géolocalisation », indique le Genevois. Il ajoute: « Si Twitter, Facebook ou d’autres réseaux sociaux vendent ces services à une clientèle à des entreprises ou des groupes d’intérêt, ils doivent au moins informer les personnes concernées. »
Des groupe de 500 à 1000 personnes
Du côté des agences de communication – qui utilisent les réseaux sociaux pour mener des campagnes – on relativise le terme de microciblages: « Avant 2014, on pouvait faire une publicité qui était visible par une seule personne. Or, on ne peut plus faire ce genre de chose », assure Olivier Kennedy, directeur de la société genevoise Enigma.
« Aujourd’hui, selon les plateformes, le ciblage minimum concerne des groupes de 500 à 1000 personnes. Cela implique que l’on ne connaît pas les personnes individuellement. »
Le responsable précise: « C’est une règle imposée par les plateformes pour empêcher le recoupement d’informations. »
Lorsque les partis eux-mêmes ont recours au ciblage
Le ciblage des élus pose également la question plus large de la publicité politique. Cette pratique, qui concerne tous les utilisateurs, est interdite à la radio et à la télévision. En revanche, elle reste légale sur les réseaux sociaux.
D’ailleurs, les partis eux-mêmes ne s’en privent pas: « On travaille par exemple pour le PS, le Centre et le PLR sur différentes campagnes, afin qu’ils aient davantage d’élus ou davantage de chances de gagner leurs initiatives », indique Olivier Kennedy.
Et le directeur d’Enigma de détailler: « Si on fait une campagne à Genève, on ne va cibler que des gens qui dorment dans ce canton. Car beaucoup de personnes qui y travaillent vivent en France voisine ou dans le canton de Vaud et n’ont donc pas de pouvoir de vote à Genève. »
Pour ce ciblage, les plateformes utilisent des données de geofencing, c’est-à-dire sur le comportement et la localisation des utilisateurs.
Opacité autour de la publicité politique
Publicité politique rime avec opacité. La Suisse est d’ailleurs à la traine en comparaison européenne. « Quelqu’un qui va faire une publicité à portée politique a très peu d’obligation de transparence en Suisse alors que dans d’autres pays ces règles sont bien présentes », explique l’expert en données personnelles Paul-Olivier Dehaye.
Mais ce n’est pas tout. L’identification des sujets de discussions comme intérêt commercial pose aussi problème, selon le spécialiste: « Ce sont des décisions qui sont prises au sein même de Twitter et d’autres plateformes similaires, et sur lesquelles personne n’a de la visibilité. »
Plusieurs objets ont été déposés au Parlement pour mieux réglementer la publicité en ligne et la collecte de données. Nul doute que la question des campagnes numériques va continuer d’occuper la politique suisse. D’autant plus, à tout juste un an des élections fédérales.
Mathieu Henderson