C’est le « oui » qui l’a emporté, à 94,6 %, au référendum sur la nouvelle constitution en Tunisie. Ce texte consacre la présidentialisation du pouvoir et tourne la page du parlementarisme instauré en 2014. Ce changement fait craindre à l’opposition, comme aux analystes, une dangereuse régression démocratique. Si la légitimité d’un scrutin boudé par près de 70 % des Tunisiens est mise en cause, le vote traduit un ras-le-bol généralisé vis-à-vis des élites politiques de l’ère post-révolutionnaire.
Après la victoire du « oui » au référendum sur la nouvelle constitution renforçant les pouvoirs du chef de l’État, la Tunisie, seule et chancelante démocratie issue du Printemps arabe de 2011, se dirige vers une « hyperprésidentialisation ». La concentration des pouvoirs aux mains de l’homme fort de Tunis, Kaïs Saïed, tout comme le manque de légitimité d’un scrutin marqué par une très forte abstention inquiètent les militants prodémocratie. Mais pour eux, le scrutin est surtout symptomatique d’un profond désaveu vis-à-vis des dirigeants à la tête du pays depuis la révolution du Jasmin.
L’issue de ce vote, qui semblait acquise, est désormais officielle : au référendum proposant une nouvelle constitution à leur pays, les Tunisiens ont répondu « oui », à 94,6 % des voix, selon des résultats officiels préliminaires annoncés mardi 26 juillet tard dans la soirée.
Dans la nuit de lundi à mardi, réagissant aux premières estimations, le président Kaïs Saïed a proclamé l’entrée de la Tunisie dans une « nouvelle phase ». Mardi soir, son pays s’est engagé sur la voie d’une Constitution renforçant nettement ses prérogatives.
Dans un discours prononcé devant ses supporters rassemblés dans le centre de Tunis, Kaïs Saïed a estimé que « les Tunisiens ont donné une leçon au monde, une leçon d’histoire ». « Le référendum va permettre de passer d’une situation de désespoir à une situation d’espoir. »
Pourtant, la Tunisie, confrontée à une crise économique, aggravée par le Covid-19 et la guerre en Ukraine – pays dont elle dépend pour ses importations de blé –, est plus polarisée que jamais depuis que le président Kaïs Saïed, élu démocratiquement en 2019, s’est emparé des pleins pouvoirs le 25 juillet 2021. Une partie de la société civile juge la nouvelle constitution périlleuse pour la jeune démocratie tunisienne.
« De très fortes inquiétudes »
Le locataire du palais de Carthage, 64 ans, considère cette refonte de la Constitution comme le prolongement de la « correction de cap » engagée le 25 juillet 2021 quand, arguant des blocages politico-économiques, il avait limogé son Premier ministre et suspendu le Parlement avant de le dissoudre en mars.
Avec la reprise en main ces derniers mois du Conseil supérieur de la magistrature ou de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), les défenseurs des droits humains et l’opposition ont dénoncé l’absence de contre-pouvoirs et de garde-fous dans ce texte.
Pour Lamine Benghazi, de l’ONG Avocats sans frontières, à Tunis, « cette nouvelle constitution soulève de très fortes inquiétudes au sein de la société civile sur un certain nombre de questions liées à l’État de droit, et une régression majeure par rapport à la Constitution de 2014 ».
Selon lui, le nouveau texte « consacre un régime hyperprésidentialiste », plaçant le chef de l’État « au-dessus de toute redevabilité politique ou pénale ». Et fait peser des craintes sur l’indépendance de la justice, « torpillée durant l’année écoulée ».
Le 5 février, Kaïs Saïed avait annoncé la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature, une instance indépendante créée en 2016 pour nommer les juges, accusés de partialité et d’être sous l’influence d’Ennahda.
Le 13 du même mois, il annonçait l’avoir remplacé par un autre organe « temporaire » et se donnait le pouvoir de limoger des juges et de leur interdire de faire grève.
« La Tunisie va vers un système moins parlementaire et plus présidentiel », estime l’analyste Youssef Cherif, interrogé par l’AFP. « Les exemples de la région et de l’histoire tunisienne indiquent que ceci va conduire à un durcissement du régime et à moins de démocratie », souligne-t-il.
Le spectre de l’ère Ben Ali
Faut-il, dès lors, s’attendre à une résurgence autoritaire, dans ce pays qui, en 2011, fut le berceau des « Printemps arabes » ?
La concrétisation de cette éventualité n’est pas forcément immédiate, répond Nabil Guassoumi, un instituteur rencontré par nos envoyés spéciaux à Kasserine, à 300 km de Tunis : « On assiste peut-être aujourd’hui à la naissance d’un nouveau dictateur. Ça ne sera peut-être pas Kaïs Saïed mais ça sera son successeur. »
Si des espaces de liberté restent garantis, la question d’un retour à une dictature comme celle de Zine el-Abidine Ben Ali, déchu en 2011 lors d’une révolte populaire, pourrait se poser « dans l’après-Kaïs Saïed », a estimé Youssef Cherif auprès de l’AFP.
« Ce n’est pas à cet âge que je vais commencer une carrière de dictateur », se plaît souvent à ironiser le président sexagénaire, reprenant les propos du général de Gaulle.
Pour nombre d’opposants, le vrai danger ne serait pas directement incarné par Kaïs Saïed, explique Bruno Daroux, chroniqueur international à France 24 : pérenne – puisque gravée dans le marbre constitutionnel –, la présidentialisation du régime pourrait permettre à son successeur de faire glisser la Tunisie vers un « vrai régime autoritaire, voire dictatorial, comme à l’époque de Ben Ali ».
« C’est l’abstention qui l’emporte »
La joie des soutiens du président Kaïs Saïed « cache mal » le faible intérêt d’une grande partie des Tunisiens à l’égard du référendum, analyse Karim Yahiaoui, envoyé spécial de France 24 à Tunis.
Quelque 70 % des inscrits sur les listes ne se sont pas déplacés pour voter : un record pour l’ère post-Ben Ali, rappelle Lamine Benghazi. « C’est donc surtout l’abstention qui l’emporte. Dans un pays démocratique qui se respecte, il aurait fallu un seuil participatif minimal de 50 % », estime le responsable d’Avocats sans frontières à Tunis.
Voter « non » ou boycotter le scrutin : face à cette question stratégique, l’opposition est demeurée divisée, constate Karim Yahiaoui. Pour Afef Daoud, présidente du conseil national du parti de gauche et d’opposition Ettakatol, le boycott s’est imposé comme une évidence.
« Cette réforme constitutionnelle n’était pas une demande de la population, qui, elle, demandait des réformes économiques et sociales », assure-t-elle au micro de France 24. En s’abstenant massivement, le peuple a répondu clairement « Nous ne sommes pas intéressés », poursuit Afef Daoud.
« On n’a rien vu, ni le travail, ni la liberté, ni la dignité »
Les Tunisiens qui ont voté « oui » n’adoubaient pas forcément Kaïs Saïed, mais ont plutôt sanctionné le système mis en place depuis 2011, décrypte Karim Yahiaoui.
Diplômé de chimie, aujourd’hui chômeur, Hichem Abaidi tente de survivre à Kasserine en donnant des cours particuliers. Sa colère vise les dirigeants qui ont précédé Kaïs Saïed : « On n’a rien vu, ni le travail, ni la liberté, ni la dignité. Pendant qu’ils étaient au pouvoir, on n’a rien eu. »
In fine, ce sont les « pratiques politiques » que les Tunisiens fustigent, estime Afef Daoud, et non la Constitution de 2014 : « Celle-ci ouvrait la voie à un avenir meilleur, mais une fois votée, elle n’a jamais été mise en place. Les partis politiques élus depuis 2014, comme la grande coalition d’Ennahda-Nidaa Tounes, n’ont jamais répondu aux demandes de la population. »
Le Front de salut national, une coalition de partis d’opposition en Tunisie, a accusé, mardi, l’instance électorale d’avoir « falsifié » les chiffres sur le taux de participation, soutenant que le référendum du président Kaïs Saïed avait « échoué ».
Mais pour la majorité des Tunisiens, les plus brûlantes préoccupations sont d’ordre économique. Une croissance poussive (autour de 3 %), un chômage élevé (près de 40 % des jeunes) ainsi qu’une inflation galopante ont porté à 4 millions le nombre de pauvres, dans un pays de moins de 12 millions d’habitants.
Le pays du jasmin, au bord du défaut de paiement avec une dette supérieure à 100 % du PIB, négocie un nouveau prêt avec le FMI. Celui-ci a certes de bonnes chances d’être accordé, mais exigera en retour des sacrifices, susceptibles d’attiser une grogne sociale déjà vive.