Alors que les scientifiques ne cessent de marteler que la planète doit sortir de son addiction au pétrole, au gaz et au charbon pour lutter efficacement contre le dérèglement climatique, des projets d’exploitation d’hydrocarbures continuent à voir le jour. Plusieurs pays, villes et ONG appellent à la mise en place d’un traité de non-prolifération des énergies fossiles.
Qatar Energy, Gazprom, Saudi Aramco, ExxonMobil, Petrobras, Turkmengaz ou encore TotalEnergies, Chevron, Shell… Dans les prochaines années, de nombreuses multinationales de l’énergie prévoient d’ouvrir de nouveaux sites d’exploitation de gaz et de pétrole. Des projets qui, à eux seuls, risquent de mettre à mal le budget carbone disponible pour limiter le réchauffement climatique.
Dans un rapport dévoilé, mercredi 16 novembre, lors de la COP27, l’ONG américaine Oil Change International révèle que les nouveaux projets liés aux énergies fossiles, approuvés ou en cours d’approbation entre 2022 et 2025, pourraient entraîner l’émission de 70 milliards de tonnes de CO2 dans l’atmosphère sur la durée de leur exploitation. À eux seuls, les projets approuvés en 2022 seraient responsables de la production de 11 milliards de tonnes de CO2, soit l’équivalent des émissions annuelles de la Chine.
Dans le viseur de l’ONG, notamment, TotalEnergies et son mégaprojet d’extraction de pétrole en Ouganda, qui doit être opérationnel d’ici 2025. La compagnie française y prévoit de forer 400 puits pétroliers puis d’exporter l’or noir grâce à l’immense oléoduc EACOP. Combinés, ces deux projets contribueront à émettre plus de 34 millions de tonnes de CO2 par an.
Environ 90 % des émissions de CO2
Pourtant, depuis plusieurs années, les scientifiques ne cessent de marteler que sortir de la dépendance au pétrole, au gaz et au charbon est une condition sine qua non pour atteindre la neutralité carbone en 2050 – l’objectif fixé par l’Union européenne. « Quelque 90 % des émissions de CO2 émises par les humains sont liées aux énergies fossiles », rappelle Jean-Marie Bréon, climatologue au Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement, les 10 % restants étant liés à la déforestation.
Selon le dernier rapport du Giec, pour maintenir le réchauffement climatique en dessous de la barre fatidique des 1,5°C, il faudrait donc diminuer la consommation de charbon, de pétrole et de gaz respectivement de 95 %, de 60 % et de 45 % d’ici 2050, par rapport à 2019. En 2021, l’Agence internationale de l’énergie avait ainsi appelé à cesser immédiatement les investissements dans de nouvelles installations pétrolières et gazières. Des consignes depuis régulièrement réitérées par de nombreuses institutions, l’ONU en tête.
« Malheureusement, aujourd’hui, les énergies fossiles représentent encore 80 % du mix énergétique mondial. Nous ne parvenons pas à accélérer la transition énergétique », déplore Jean-Marie Bréon. « Et chaque nouveau projet fossile nous éloigne de notre trajectoire et diminue nos chances de se maintenir sous les 1,5°C. »
« Nous sommes d’accord avec l’Agence internationale de l’énergie sur l’objectif à horizon 2050 […] Mais notre monde vit d’énergies fossiles, croire qu’on va changer le système en une nuit, ça ne marche pas », s’est défendu sur France Info le PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, lors d’un déplacement à la COP27. « Si on arrêtait de faire des nouveaux champs pétroliers et gaziers, on aurait un déclin naturel de la production de 4 % à 5 % par an. Or, la demande d’énergie ne décline pas de 4 à 5 %. Donc, si on arrêtait de faire notre métier, il n’y aurait pas assez de production, les prix continueraient à monter et tout le monde serait en colère. »
« Des bombes à carbone »
Des arguments qui répondent à une « logique court-termiste », dénoncent les associations de défense de l’environnement. « Les climatologues nous disent que nous n’avons plus que trois ans pour inverser la tendance, il faut agir maintenant », réagit Lucie Pinson, directrice de l’ONG Reclaim Finance. « Nous savons que l’utilisation de toutes les réserves d’énergies fossiles déjà en cours d’exploitation nous amènerait au-delà de 1,5°C de réchauffement. Non seulement aucun nouveau projet de gaz, de pétrole et de charbon ne doit voir le jour mais il faut aussi entrer dans une dynamique de fermeture progressive des sites existants. »
Pour la lauréate du prix Goldman pour l’environnement, le « Nobel de l’écologie », il faut en priorité fermer – et empêcher l’ouverture – des « bombes à carbone ». Ce terme, donné par une équipe de scientifiques dans une étude publiée en mai 2021, désigne les plus importants projets d’extraction de combustibles fossiles dans le monde. « Il s’agit de toutes les infrastructures de charbon, de pétrole et de gaz qui pourraient émettre plus d’un milliard de tonnes de CO2 sur leur durée d’exploitation », explique Kjell Kühne, l’auteur principal des travaux.
Au total, Kjell Kühne et son équipe ont répertorié 425 « bombes carbones » réparties dans 48 pays – 195 projets pétroliers et gaziers et 230 mines de charbon. Dix pays en concentrent plus de dix : la Chine, la Russie, les États-Unis, l’Iran, l’Arabie saoudite, l’Australie, l’Inde, le Qatar, le Canada et l’Irak.
« À elles seules, elles nous précipitent vers le désastre climatique », alerte-il. « Exploitées jusqu’à leur terme, elles représentent deux fois notre budget carbone mondial. » Parmi elles, d’énormes projets de mines de charbon en Chine, ou de sables bitumineux au Canada, le projet Red Hill en Australie, les mines de Hambach et de Garzweiler en Allemagne mais aussi le projet EACOP en Afrique de l’Est.
« En 2019, 45 % de la production mondiale de pétrole et de gaz et 25 % de la production mondiale de charbon étaient issues de ces bombes carbones », insiste Kjell Kühne.
« Mais 40 % de notre liste désigne des sites qui sont encore au stade de projets », poursuit-il. « Pour les gouvernements, institutions ou entreprises, cela leur donne une liste de sites dans lesquels il ne faut pas investir. Pour les défenseurs du climat, ce sont les projets contre lesquels il faut se mobiliser. »
Manifestations, actions coups de poing, mais aussi actions en justice… Depuis plusieurs années, les défenseurs de l’environnement multiplient ainsi leurs actions pour stopper les investissements dans le développement des énergies fossiles. C’est dans cette optique, par exemple, que fin octobre 2022, Reclaim Finance, aux côtés d’autres ONG, ont posé un premier jalon vers un procès contre la banque BNP Paribas. Ils ont mis en demeure la première banque française, actionnaire de TotalEnergies, l’appelant à cesser de soutenir le développement des énergies fossiles.
C’est aussi dans cette optique, autre exemple, que de jeunes européens ont porté plainte, en juin 2022, devant la Cour européenne des droits de l’Homme contre douze États – Royaume-Uni, Suisse, France, Pays-Bas, Allemagne, Autriche, Grèce, Belgique, Chypre, Danemark, Luxembourg, Suède – signataires du traité sur la charte des énergies, jugé trop protecteur des énergies fossiles. Plusieurs d’entre eux, dont la France, ont désormais annoncé se retirer de ce texte.
Vers un traité de non-prolifération des énergies fossiles ?
Face à l’urgence, dans les couloirs de la COP27, en Égypte, d’autres voix se font entendre appelant à la mise en place d’un traité de non-prolifération des énergies fossiles.
« Lancée en 2020, l’idée est aujourd’hui soutenue par le Parlement européen, l’OMS, environ 70 villes dont Paris, Londres, Lima ou encore Calcutta, 100 prix Nobel, 3 000 scientifiques et 1 800 organisations de la société civile », s’enthousiasme Alex Rafalowicz, le directeur de l’initiative. Jusqu’ici, seul l’État du Vanuatu avait apporté son soutien officiel. Depuis début novembre, il a été rejoint par le Tuvalu, le premier État à s’être exprimé sur la question lors de négociations climatiques officielles.
Ce traité, qui se base sur le même modèle que le traité de non-prolifération des armes nucléaires et qu’Alex Rafalowicz espère voir élaboré d’ici deux ans, a pour vocation de compléter les accords de Paris. Car ce texte de référence dans la lutte contre le réchauffement climatique, signé en 2015, ne mentionne pas les énergies fossiles : « Il a fallu attendre la COP26, l’an dernier, pour que le sujet soit clairement discuté », rappelle-t-il. « Jusque-là, on parlait de diminuer le CO2, de développer les énergies renouvelables, sans vraiment pointer le plus gros responsable du réchauffement climatique ». C’est en effet à Glasgow que les États se sont engagés officiellement, pour la première fois, à diminuer l’utilisation du charbon. Une quinzaine de pays, notamment la France, avaient par ailleurs promis de mettre un terme à leurs investissements à l’étranger « de projets liés aux combustibles fossiles non assortis de systèmes de capture du carbone« .
« L’objectif visé est d’arrêter l’expansion et la construction de nouvelles infrastructures d’énergies fossiles, puis, ensuite, de réduire progressivement la production », résume-il. « Mais bien sûr, cela doit se faire dans un principe d’équité. Les pays les plus développés doivent aider les plus vulnérables. L’énergie doit être disponible pour tous. »
Outre ce traité, plusieurs États s’étaient engagés à la COP26 dans une coalition « Beyond oil and gas » (BOGA, au-delà du pétrole et du gaz) pour favoriser la transition hors des énergies fossiles. Mais un an plus tard, l’alliance, co-présidée par le Danemark et le Costa Rica, et qui compte notamment la France, peine à recruter. Elle n’a été rejointe que par les Fidji et le Chili – comme pays « amis » – et l’État de Washington, dans le nord-ouest des États-Unis, comme nouveau membre à part entière.
Dans le contexte de la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine, qui a poussé certains pays à renouer avec le charbon ou le gaz, la question semble plus épineuse que jamais. À Sharm-el-Sheikh, pas moins de 636 lobbyistes des industries fossiles sont présents, une hausse de plus de 25 % par rapport à l’an dernier. Le signe, pour les ONG, que la Conférence sur le climat risque aussi de servir de paravent à quelques contrats gaziers.