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Ryma Anane, 28 ans, a échappé in extremis à la mort. Brûlée aux troisième et quatrième degrés sur 60 % de son corps, la jeune femme a reçu une première chirurgie réparatrice à l’hôpital universitaire de La Paz, à Madrid, où elle a été transférée vendredi 14 octobre à bord d’un avion médicalisé en provenance d’Algérie, accompagnée par son frère. « Elle est encore sous assistance respiratoire mais elle va beaucoup mieux », confie un proche. L’enseignante de français dans une école privée de Tizi Ouzou a été attaquée le 26 septembre par son ex-petit ami, qui la harcelait depuis trois ans, alors qu’elle attendait un bus pour se rendre à son travail. Il l’a aspergée d’essence et brûlée à l’aide d’un briquet.
Dans le petit village kabyle d’Aït Farès, où le drame a eu lieu, les quelque 900 habitants sont encore sous le choc. « Des hommes qui battent leur femme, on en connaît malheureusement, mais on n’avait jamais vu un acte aussi barbare en pleine rue », confie un cousin de la victime. L’agresseur, qui s’est rendu à la gendarmerie quelques heures après l’attaque, se trouve toujours en détention. D’après ses aveux, il voulait se venger de la jeune femme parce qu’elle refusait de l’épouser.
Trente-deux femmes ont été tuées depuis janvier, la plupart brûlées vives ou poignardées
C’est dans des circonstances similaires que s’était produit le premier féminicide répertorié cette année en Algérie. Le 3 janvier, Hafida Mansouri, une habitante d’Oum el Bouaghi, dans les Aurès, avait été tuée, brûlée puis enterrée par son voisin pour avoir rejeté sa demande en mariage. « Les auteurs de féminicide ne cherchent pas seulement à tuer une femme, ils veulent détruire son corps », souligne Wiame Awres, cofondatrice de Féminicides Algérie. Selon ce collectif fondé en 2019, 32 femmes ont été tuées depuis janvier, la plupart brûlées vives ou poignardées. Deux modes opératoires courants « dans les pays du Maghreb et du Machrek », relève la militante, qui rappelle l’histoire tragique d’une habitante d’Annaba, Imene Mansri, assassinée de 19 coups de couteau par son mari le 6 juin : « C’était un acharnement. »
Comme ailleurs dans le monde, les féminicides en Algérie sont dans l’écrasante majorité des cas commis par un homme issu du cercle proche de la victime, le plus souvent un époux ou un ex-conjoint qui n’accepte pas la rupture. « Il y a une volonté de posséder et de contrôler la personne, de refuser qu’elle puisse vivre sans lui », analyse Wiame Awres.
Campagne de solidarité
La tentative de féminicide sur Ryma Anane a suscité un vif émoi à travers le pays. Des milliers de messages de soutien ont inondé Internet, dénonçant un « crime odieux ». Le cri de détresse de sa mère, diffusé le 10 octobre, a été visionné plus de 200 000 fois sur Facebook.
Très rapidement, une campagne de solidarité s’est mise en place sur les réseaux sociaux pour aider la famille à faire évacuer en urgence la victime. Le service des grands brûlés du CHU Nedir-Mohamed de Tizi Ouzou, où la blessée avait d’abord été admise, ne disposait pas des moyens nécessaires pour la prendre en charge. « Son pronostic vital était engagé », raconte un cousin.
Avec l’aide d’ADM International, une société d’accompagnement des malades à l’étranger basée en Suisse, sa famille est finalement parvenue à la faire hospitaliser à Madrid, dans un établissement qui propose un devis moins élevé, payable en plusieurs fois. « Pendant ces quelques jours d’attente, on aurait pu la perdre », lâche son cousin. Une cagnotte en ligne a déjà permis de récolter plus de 60 000 euros, sur un objectif de 100 000 euros.
Cette fois, l’opinion publique s’est clairement rangée du côté de la victime. « Ce n’est pas toujours le cas. D’habitude, des gens cherchent à minimiser l’acte de l’agresseur en lui trouvant des circonstances atténuantes », avance Wiame Awres, qui remarque toutefois « une prise de conscience du problème des féminicides dans la société : on commence à comprendre que ce ne sont pas des cas isolés, que ça se répète ». Anissa Smati, avocate à la cour d’Alger et membre du Réseau Wassila, une association pour la protection des droits des femmes et des enfants, abonde : « On en parle de plus en plus. Mais ce n’est pas pour autant que ce fléau diminue. »
Clause de pardon
Le drame vécu par Ryma Anane met en lumière les difficultés du pays à lutter contre les féminicides et les tentatives d’assassinat sur des femmes – dont le nombre exact reste difficilement quantifiable.
En 2021, les services de gendarmerie ont traité près de 8 000 affaires de violences contre des femmes
Les capacités d’action des pouvoirs publics ont pourtant été renforcées en 2016, avec l’entrée en vigueur d’un amendement au code pénal qui criminalise les violences conjugales, introduit le concept de harcèlement et alourdit les peines pour une agression physique contre une femme. Mais pour les militantes féministes, la protection judiciaire des femmes violentées reste insuffisante. En cause, un article de loi qui permet à l’agresseur d’échapper aux poursuites pénales si la victime lui pardonne. « La clause de pardon offre une impunité aux hommes violents, elle réduit la portée de la loi », estime Wiame Awres.
En 2021, les services de gendarmerie ont traité près de 8 000 affaires de violences contre des femmes – deux fois plus qu’en 2014. Mais beaucoup de victimes, sous emprise psychologique du conjoint et face à la pression familiale et sociale, renonceraient à aller au bout de leur démarche. « On leur dit qu’en portant l’affaire devant les tribunaux, elles sont en train de détruire leur famille. Comme si ce n’était pas l’homme violent qui était responsable de la destruction de la famille », déplore la cofondatrice de Féminicides Algérie.
Spécialisée dans la défense des femmes violentées, Anissa Smati en a fait l’expérience. « La procédure judiciaire est longue et épuisante. Il arrive souvent qu’elles abandonnent. Soit elles pardonnent et retournent auprès de leur époux, soit elles préfèrent divorcer, ce qui ne les met pas forcément à l’abri », indique l’avocate, qui regrette que le cadre légal « ne prenne pas encore en considération les violences psychologiques » et ne prévoie pas « d’ordonnance de protection pour éloigner les conjoints violents ».
Parcours du combattant
Déposer plainte relève encore du parcours du combattant. Malgré la formation d’agents de police sur l’accueil et l’écoute des victimes, peu de choses ont changé dans les commissariats. « Elles ne sont pas toujours prises au sérieux », regrette Wiame Awres, qui cite le meurtre de Kelthoum Reklia, 33 ans, tuée en février par son ex-conjoint sous les yeux de deux de leurs enfants alors qu’elle avait alerté les services de sécurité à plusieurs reprises.
Pour Anissa Smati, si les femmes restent dans des relations violentes, c’est aussi parce qu’elles n’ont nulle part où se réfugier. L’Algérie compte huit centres d’hébergement, gérés par l’Etat, où les règles de vie sont très strictes. « C’est trop peu, assure l’avocate. Celles issues d’un milieu aisé ou avec des revenus corrects peuvent s’émanciper et tenter de refaire leur vie. Mais la majorité n’a pas d’autre choix que de rester prendre des coups. »
Elle ajoute : « Le problème n’est pas seulement dans la loi, il se trouve aussi dans les mentalités. Tant que les femmes seront considérées comme des êtres inférieurs, les violences contre elles continueront d’être banalisées. »