C’est à croire qu’ils sont nés pour devenir « portraits ». Ils approchent la soixantaine, l’ont parfois dépassée ; ont une véritable affection pour cette course qui ne les a pas toujours gâtés. Certains sont des monstres du large.
La Route du rhum, qui s’élance mercredi 9 novembre de Saint-Malo à destination de la Guadeloupe, ils l’ont parfois courue au siècle dernier, voire gagnée. Voici Charlie Capelle, 67 ans, éternelle casquette vissée sur le crâne, sixième participation à bord d’Acapella, un bijou de petit trimaran, quatre lignes d’arrivée franchies, un chavirage : « C’est une terrible addiction. Impossible de m’en défaire. Pourtant la course n’a pas toujours été clémente pour moi, tout comme le temps qu’on va se prendre dimanche. »
Halvard Mabire, 65 ans, quatre participations, dont un naufrage en 1994 qui a failli lui coûter la vie. Armateur de son propre monocoque qu’il ne pouvait assurer faute d’argent, Mabire perdra tout. Des yeux bleus qui découpent comme des ciseaux. Tel est cet homme que d’aucuns assurent qu’en vieillissant, il est devenu sa propre sculpture. Le président de la Class40 (12 mètres) estime qu’il ne se sentait pas de force à encaisser quinze jours de mer sur un bateau rapide et exigeant.
Il a porté son choix sur un catamaran de série – CGG –, propriété d’un industriel dont il est devenu proche. Mabire n’a jamais porté de chaussettes, ignore le froid, mais adore le souffler. Par moments prophète septique : « D’abord j’ai toujours envie de partir, dit-il d’un rire rusé. Je voulais partir sur un bateau qui a d’autres usages que celui de la course au large, comme au temps des premières éditions. Un catamaran de croisière ce n’est pas idéal, surtout sachant la météo qui nous attend [vent de face et mer très formée]. Ce n’est pas un engin à mettre entre toutes les mains », sur lequel il a déjà parcouru 16 000 milles (près de 30 000 kilomètres). Ceux-ci s’ajoutant aux plus de 320 000 milles d’une immense carrière de navigateur sur multicoques.
« Pourquoi je repars ? Pour dire mon attachement à cette course créée par Michel Etevenon, qui a eu le courage, en 1990, de limiter la taille des bateaux à 18 mètres, pour sauver une course du gigantisme. » Qu’il blâme. « Etevenon aurait vu ce village de la Route du rhum [départ de 70 000 mètres carrés], il se serait retourné dans sa tombe », dit-il en tirant sur sa cigarette. C’est peu de dire que les propos de Mabire sont mal perçus par les organisateurs et la Classe Ultim : « Le privilège de l’âge, c’est de dire les choses. »
« Ça ne va pas être simple »
Philippe Poupon, 68 ans, vainqueur en 1986 : « Je suis là pour illustrer le scénario d’un film tourné à la mémoire de Florence Arthaud à bord de ce qui fut le bateau vainqueur en 1990 [ex-Pierre 1er, renommé Flo]. Aussi pour rappeler un invariant : le Rhum, c’est un parcours simple. Entre le point A et le point B, le large, la mer. Un ou une solitaire. »
Poupon, à cheval sur les années 1980 et le début des années 1990, fut le meilleur marin de sa génération. Il s’attelle cependant à un rude défi : le bateau est bas sur l’eau, les postes de barre sont exposés et le trimaran mouille affreusement : « Ça ne va pas être simple », dit-il. L’homme a toujours eu le verbe rare, à tel point qu’un marin comme Jean Le Cam peut parfois passer à côté de Poupon pour un grand bavard.
Toujours dans la série des Multi, on trouve deux superbes signatures du large. Marc Guillemot, 63 ans, cinquième participation, et Roland Jourdain, 58 ans, trois participations dont deux victoires sur le Rhum en monocoque (2006, 2016).
Tous deux ont choisi des voies innovantes. D’abord Marc Guillemot sur Metarom Mg5. Une force romaine dans les mains, une peau parcheminée par le large, un sourire énigmatique et une douceur inquiète dans la voix : « Je repars sur un projet dans lequel 97 % du bateau provient de pièces de récupérations : voiles, dérives, cordages, mat, winches, etc. Que de l’occasion en fait », explique-t-il. Et de poursuivre : « Sûrement que les questions de sobriété qui nous traversent ont trouvé un écho chez moi. »
Oui, mais alors le Rhum ? « Je suis à un moment de mon existence de marin où j’ai construit ma carrière. Une carrière dans laquelle j’ai parfois eu l’impression, quand j’étais engagé dans le Vendée Globe, ne plus m’appartenir, tellement les cellules de communication pensaient et agissaient à ma place. Aujourd’hui, avec les personnes qui ont investi dans le bateau, le Rhum me permet de me rattacher à mon histoire. Tout me semble plus simple, plus léger, plus en phase avec l’homme que je suis devenu, n’ignorant pas les contradictions de la course au large : toujours plus vite et pas assez décarbonée. »
« Une autre voie possible »
Ensuite Roland Jourdain, enchanteur et génial bricoleur. A bord d’un catamaran (We Explore) construit à plus de 50 % en fibres de lin (le pont et une partie de la grand-voile), Roland Jourdain porte depuis dix ans un engagement environnemental solide. Jourdain, c’est aussi un palmarès impressionnant : neuf Solitaire du Figaro et trois Vendée Globe. « Je suis pétri de contradiction, soit quarante années d’accélération et quarante années de fibres de carbone. Il fallait se désintoxiquer. C’est comme la nicotine. Donc me voilà dans la situation du type qui met le pied sur le frein. »
Et de poursuivre : « Nous sommes les bébés du sponsoring qui nous a permis d’être ceux-là, mais dans le même temps nous assistons aux limites de la course à la vitesse, à la performance qui détruit notre environnement. L’idée, avec ce bateau, est de démontrer qu’il existe une autre voie possible. »
Kito de Pavant, 61 ans, skippeur camarguais vainqueur du Figaro en 2002, est l’homme qu’on aurait rêvé adolescent d’avoir comme ami, tellement il est bon, solide et courageux. Il court en Class40 et prendra le départ de sa quatrième Route du rhum : « Mon bateau va être vendu à l’arrivée, raconte-t-il. Continuer ? Et continuer ma petite escroquerie », se marre-t-il. « En fait, l’idée serait d’organiser l’équivalent d’une Route du rhum… en Méditerranée. Ça nous changera du crachin », annonce-t-il, mi-sérieux mi-amusé.