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Hannah a enfin réussi à quitter le Liban. « Un miracle, je n’y croyais plus », lâche cette Ghanéenne de 28 ans, qui témoigne au téléphone sous un prénom d’emprunt pour des raisons de sécurité. Jeudi 15 septembre, elle a pris l’avion pour Accra alors que depuis quatre mois, elle vivait cachée chez une compatriote dans la banlieue de Beyrouth. Son tort ? Avoir fui la famille qui l’employait comme domestique et lui faisait subir brimades et humiliations.
Le calvaire a commencé dès son arrivée au Liban. Ce 15 décembre 2019, un agent vient la chercher à l’aéroport de Beyrouth puis la conduit jusqu’à Tyr, dans le sud du pays. Là, elle découvre une autre réalité que celle du « super job » que lui avait vendu une amie, elle-même employée au Liban. C’est elle qui l’avait mise en contact avec un rabatteur ghanéen.
« Elle m’a menti. C’était épuisant. Je travaillais tous les jours, du lever au coucher du soleil, dans une grande maison avec cinq personnes. Je m’occupais de tout le ménage, du jardin », se souvient-elle. Au bout de quelques mois, son corps lâche. Hannah demande à voir un médecin, mais son employeur, dit-elle, le lui refuse. « Je l’ai donc supplié de me laisser rentrer au Ghana. Je ne voulais pas mourir ici. »
Comme Hannah, d’innombrables femmes sont exploitées comme bonnes à tout faire, au Liban mais aussi dans les pays du golfe Persique. En pourcentage de la population, c’est dans cette région du monde que se concentrent le plus grand nombre de cas de « travail forcé » – notamment le travail domestique –, selon le Global Slavery Index publié lundi. La majorité des employées de maison sont originaires de pays asiatiques, mais l’Afrique subsaharienne fournit une main-d’œuvre de plus en plus nombreuse – et vulnérable.
« Un système d’emprise totale »
Les abus, au Liban comme dans la plupart des pays de la péninsule Arabique, résultent du système de parrainage de la « kafala » (« garant »), auquel sont soumis les travailleurs étrangers peu qualifiés. Selon cette pratique issue du droit coutumier et institutionnalisée sous la colonisation britannique, c’est l’employeur qui signe les permis de travail, autorise la sortie du territoire et renouvelle le contrat, avec ou sans l’accord de la travailleuse, qui a l’obligation de résider chez lui.
« C’est un système d’emprise totale sur l’employée. Le patron contrôle toute sa vie sociale et administrative. Dans la plupart des contrats, il est même interdit à la travailleuse d’avoir des relations amoureuses, de tomber enceinte ou de se marier. Pour s’en assurer, les téléphones sont souvent confisqués », explique Inès Zaky, spécialiste des violences basées sur le genre en Afrique et au Moyen-Orient, auteure d’une étude sur le sujet publiée en 2020.
Au Liban, où au moins 250 000 domestiques étrangères sont employées dans des familles, selon Amnesty International, des ONG militent pour l’abolition de la kafala. « C’est un esclavage à l’ancienne, un esclavage d’Etat », estime Patricia Pradhan, travailleuse sociale au sein de l’association This is Lebanon. Depuis sa création en 2017 par deux anciennes travailleuses migrantes népalaises, l’ONG a reçu 13 000 requêtes de domestiques exploitées qui tentent de quitter le pays ou de récupérer leurs salaires non versés par leur employeur.
En 2021, l’ONG This is Lebanon a réussi à négocier la « libération » d’une centaine d’Africaines
En 2021, l’association a accompagné 368 travailleuses, dont 95 % originaires d’Afrique subsaharienne. « Ces femmes sont prisonnières de contrats signés en arabe ou en anglais, or beaucoup d’entre elles, en particulier les Sierra-Léonaises, sont illettrées. Il nous est difficile de négocier leur libération auprès de leurs agents ou employeurs, car elles ignorent souvent leur nom. Ce qui pousse certaines à se prostituer pour survivre », constate Patricia Pradhan. En 2021, This is Lebanon a réussi à négocier la « libération » d’une centaine d’Africaines et a financé leur rapatriement grâce à des dons.
L’effondrement économique du Liban a contribué à aggraver le sort des travailleuses domestiques étrangères. « Certaines ont perdu leur travail, d’autres ne sont plus payées depuis des mois. Tant que leur contrat n’est pas terminé – il est généralement de cinq ans au Liban –, elles risquent des poursuites, voire la prison si elles s’enfuient », explique Inès Zaky. « La crise n’est qu’un prétexte pour maltraiter ces femmes », observe Patricia Pradhan, citant l’exemple d’un couple propriétaire de plusieurs voitures de luxe et qui refuse pourtant de verser les 2 800 dollars d’arriérés de salaire à son ancienne travailleuse domestique. Celle-ci a fini par repartir au Ghana en octobre 2021 – sans son dû.
Des prix qui reposent sur des préjugés racistes
Malgré la multiplication des polémiques, le secteur domestique au Liban et dans la péninsule demeure très lucratif. « Il génère d’importants profits pour les agences de recrutement, qui revendent les travailleuses à des familles et profitent ainsi d’une rente migratoire », explique Hélène Thiollet, chercheuse au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po.
Selon Amnesty International, les travailleuses étrangères sont recrutées à 90 % par l’intermédiaire d’agences, qui disposent de partenaires dans les pays d’origine. Leurs bénéfices reposent sur les frais élevés demandés aux employeurs, estimés entre 1 000 et 3 000 dollars par l’Organisation internationale du travail (OIT), en fonction de la nationalité des travailleuses.
Des disparités de prix qui reposent en partie sur des préjugés racistes. En moyenne, les Africaines sont payées deux fois moins que leurs consœurs d’Asie du Sud et d’Asie du Sud-Est. « Au Liban, avoir une domestique originaire d’Asie est un signe de prestige car elles coûtent plus cher. Dans cette hiérarchisation raciste, les Africaines sont perçues comme ayant moins de valeur », affirme Inès Zaky. Ces dernières reçoivent un salaire mensuel moyen de 200 dollars.
Les pressions exercées par les pays d’origine jouent aussi un rôle. Face aux abus répétés sur leurs ressortissantes, plusieurs Etats d’Asie, comme les Philippines et le Népal, ont interdit ou restreint la délivrance de visas de travailleurs domestiques au Liban et dans les pays du Golfe. Des mesures similaires ont été prises par l’Ethiopie, Madagascar et la Côte d’Ivoire, mais avec peu de résultats.
La Sierra Leone aussi a tenté de limiter les départs de ses ressortissantes vers les pays du Golfe. Entre 2019 et 2021, les autorités ont interdit tout recrutement à l’étranger via des agences de placement de travailleurs domestiques. Mais cette mesure a surtout eu pour effet de renforcer les réseaux illégaux et la vulnérabilité des travailleuses, selon les défenseurs des droits humains. En août, suite à la médiatisation de plusieurs cas d’exploitation, le Liberia a aussi demandé aux autorités omanaises de ne plus délivrer de visa de travail à ses ressortissantes recrutées par des agences et soumises à « une situation d’esclavage », d’après le ministre du travail.
De fait, le sultanat d’Oman est régulièrement épinglé pour des affaires de maltraitance sur des employées de maison. Travail forcé, trafic humain et violences sexuelles seraient largement pratiqués dans le secteur domestique, d’après un rapport accablant publié début septembre par l’ONG Do Bold. Durant vingt-deux mois, l’association a interviewé, par audio et SMS, 621 Sierra-Léonaises « en fuite » et piégées par le système de la kafala. Sur les 469 témoignages vérifiés, 27 % déclarent avoir subi des violences sexuelles de la part de leur patron ou de l’agent recruteur, 80 % travaillaient de seize à vingt heures par jour et 57 % déclarent avoir été victimes de violences physiques et d’insultes racistes.
Battue et séquestrée par son agent
Mariama, 24 ans, est arrivée à Oman grâce à l’entremise d’un recruteur ghanéen. Elle espérait y exercer comme coiffeuse, mais le projet a vite tourné au cauchemar. « Dans cette maison, je travaillais de 4 heures à 23 heures. Je devais entretenir dix chambres, dix salles de bain, mais aussi m’occuper d’enfants et de personnes âgées », témoigne-t-elle dans le rapport. Après avoir demandé à son agent un placement dans une autre famille, celui-ci l’aurait battue et séquestrée, avant de la renvoyer chez son employeur. « Ces femmes se retrouvent par la suite dans un tel état de dégradation physique et mentale que des compagnies aériennes refusent parfois de les embarquer », note les auteures de l’enquête.
Piégées d’un côté par des contrats qui courent de deux à cinq ans, les Sierra-Léonaises peinent aussi à rentrer avant d’avoir pu rembourser les dettes contractées dans leur pays d’origine. Car pour venir à Oman, elles ont versé en moyenne 700 dollars au rabatteur local pour les formalités administratives (visa, billets d’avion). Une pratique abusive et qui représente une somme exorbitante, alors qu’en Sierra Leone le revenu annuel moyen est de 509 dollars. Et même après avoir quitté l’employeur maltraitant, les anciennes domestiques demeurent exploitées financièrement. Pour partir avant la fin de leur contrat, elles doivent s’acquitter d’une « prime de libération » (300 rials omanais en moyenne, soit 780 euros) ou travailler plusieurs mois sans salaire pour l’agence ou l’employeur – le prix à payer pour éviter la prison, où d’autres abus sont rapportés à l’égard des migrantes.
Sous la pression des organisations internationales, Oman a ratifié plusieurs textes contre le trafic humain
Sous la pression des organisations internationales, Oman a ratifié plusieurs textes contre le trafic humain. Depuis 2008, la loi prévoit des peines de sept à quinze ans d’emprisonnement et des amendes financières pour les personnes tenues responsables. Mais « les taux de condamnation sont faibles », note le rapport. L’Etat a toutefois accordé en 2021 une amnistie aux travailleurs migrants, leur permettant de quitter le pays sans le consentement de leur employeur.
D’autres pays de la péninsule Arabique régulièrement épinglés ont ratifié le Protocole de Palerme contre la traite des personnes. « Il y a certes des avancées législatives, mais tout cela demeure du “rights washing”, estime la chercheuse Hélène Thiollet. Dans ces Etats, les travailleurs étrangers peu qualifiés, dont les Africains, ne bénéficient toujours pas des mêmes droits que les nationaux. Ils demeurent plus que jamais vulnérables aux abus. »