« Quand il pleut à Paris, Abidjan est mouillé. » C’est par cet adage que les Ivoiriens se plaisent à railler l’influence, réelle ou supposée, de la France sur les affaires de leur pays. Mais si cette relation asymétrique au bénéfice de l’ancienne puissance coloniale se vérifie encore dans la vie politique et économique ivoirienne, c’est moins le cas dans le domaine culturel, et notamment linguistique. L’édition 2023 du Petit Robert intègre plusieurs mots originaires du continent africain, parmi lesquels figurent deux termes nés en Côte d’Ivoire.
Le premier, « brouteur », désigne un cyberescroc, faisant référence à la capacité du mouton à se nourrir – comprendre : à gagner de l’argent – sans fournir d’effort particulier. Le second, « go », plus ancien et plus connu, est employé pour parler d’une jeune femme ou d’une petite amie. Ces deux termes en rejoindront trois autres, créés eux aussi en terre ivoirienne et sanctuarisés, en 2017 et en 2020, par Le Petit Robert et Le Petit Larousse illustré : « boucantier », « ambianceur » et « s’enjailler ».
Eviter d’être compris
Tous ces vocables ont la même origine : le nouchi, un argot apparu dans les quartiers populaires d’Abidjan au mitan des années 1970. A cette époque, les cours du cacao, dont la Côte d’Ivoire est le premier producteur mondial, sont hauts et le pays connaît une période de prospérité économique connue sous le nom de « miracle ivoirien ». La ville est en plein essor et attire des populations issues de tout le pays.
« A l’origine, le nouchi a une forte dimension cryptique, et est réservé à des initiés. » Germain-Arsène Kadi, professeur de littérature comparée
Dans le même temps, les inégalités se creusent et des bandes de jeunes hommes désœuvrés se forment dans les quartiers ouvriers. Déscolarisés, ils ont une mauvaise maîtrise du français, la seule langue officielle de ce pays qui compte une soixantaine de communautés (et autant de langues), mais aucune langue nationale dominante. Ils inventent alors un parler qui est un mélange de français, de langues ivoiriennes (le baoulé, le bété), d’emprunts à certaines langues ouest-africaines (le malinké), d’anglais et même un peu d’allemand.
Pour Germain-Arsène Kadi, professeur de littérature comparée à l’université Alassane-Ouattara de Bouaké, la deuxième ville du pays, le nouchi est « une forme de réappropriation du français, la langue des instruits, par ceux qui n’en avaient pas les codes », ce qui, selon lui, a laissé une grande place à la « créativité et à l’inventivité ». D’ailleurs, dans un premier temps, cet argot truffé de néologismes permet d’éviter d’être compris de la police et du reste de la société. « A l’origine, le nouchi a une forte dimension cryptique, et est réservé à des initiés », indique le professeur, qui, en 2018, a publié un dictionnaire et une anthologie du nouchi contenant plus de mille mots et expressions.
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