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Khadija* avait 16 ans quand son oncle l’a violée. « Il m’a coincée dans le salon, m’a mis la main sur la bouche et le nez, je ne pouvais plus respirer. Ensuite il a abusé de moi », raconte, la voix étranglée par ce souvenir, la jeune femme aujourd’hui âgée de 24 ans : « Il m’a dit qu’il me tuerait si j’en disais un mot à ma mère. » Alors elle n’a rien dit. Pas un mot. Jusqu’à récemment. Ce qui lui a donné la force de parler, c’est un collectif de jeunes filles qu’elle a rejoint : les « super banat » (« banat » signifiant « fille » en arabe).
Ce matin-là, à N’Djamena, dans les locaux du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), qui les soutient, Khadija retrouve ses « sœurs » depuis deux ans : Patricia, Zara, Hassanié, Caroline et Fatimé Zara. La vingtaine, vêtues de pagnes colorés, elles sont lycéennes ou étudiantes et fières de dire qu’elles ont réussi à « ne pas lâcher l’école » alors qu’à peine 3 % des Tchadiennes terminent le cycle d’enseignement secondaire.
Un groupe de « filles modèles » : voilà ce que voulait lancer l’Unicef « pour libérer la parole autour de thématiques taboues comme l’hygiène menstruelle, la santé sexuelle et reproductive, la prévention du VIH », explique Nancy Ndallah, à l’origine du projet : « Mais la question des violences basées sur le genre s’est rapidement imposée face au grand nombre de témoignages de viols et d’agressions. »
Des affaires réglées à l’amiable
Au Tchad, une femme sur cinq déclare avoir été victime de violences, selon une enquête nationale, mais rares sont celles qui portent plainte. En 2016, Zouhoura a osé. A 17 ans, elle a été victime d’un viol collectif. Les images de son calvaire, insoutenables, ont été diffusées par ses agresseurs, fils de généraux et de ministres, sur les réseaux sociaux. Humiliée, la jeune fille a préféré s’exiler en France. Meram, 15 ans, a connu un drame similaire en 2021, violée et abandonnée à demi-inconsciente dans la rue. L’adolescente et ses parents ne se sont pas présentés pour être auditionnés par la justice.
Les agresseurs de Zouhoura et de Meram n’ont jamais payé pour leurs agissements. « Les rares violeurs condamnés ne purgent jamais leur peine », déplore Epiphanie Diorang, slameuse et présidente de la Ligue tchadienne de défense des droits des femmes. En 2020, après la disparition tragique d’une de ses meilleures amies, Darina, violée et poignardée en sortant de l’université à Lomé, au Togo, l’artiste a ouvert la première plateforme téléphonique d’écoute pour toutes ces victimes silencieuses. « Nous avons connaissance de cinq cas d’agressions sexuelles par jour », indique-t-elle.
Les responsables de viol encourent de huit à quinze ans de prison, mais les textes peinent à être appliqués
Les responsables de viol encourent de huit à quinze ans de prison, mais les textes peinent à être appliqués. « Quand nous avons soumis nos recommandations pour une meilleure application de la loi, le ministre de la justice nous a répondu que ce n’était pas de son ressort », se désespère Epiphanie Diorang. Pas de procès pour les viols, mais des affaires réglées à l’amiable. « C’est courant au Tchad : on donne une somme d’argent ou on marie la victime à son violeur. On camoufle, sinon la fille perdra toute valeur pour un mariage », résume Caroline. Car au-delà de l’impunité, le viol est encore vu comme un acte qui salit plus la victime et sa famille que l’agresseur.
60 % des filles mariées avant 18 ans
Pour les « super banat », l’essentiel du combat se situe donc sur le terrain des mentalités. Elles sont aujourd’hui une centaine à organiser des causeries éducatives dans les maisons de quartier, dans les écoles ou directement dans les familles. « On nous considère comme des exemples et cela rassure les parents de nous voir chez eux », raconte l’étudiante en anglais, qui a débuté des formations sur l’hygiène menstruelle auprès des 12-17 ans.
Faute de moyens, de nombreuses filles confectionnent des protections périodiques à partir de bouts de pagne. « Ces serviettes doivent être séchées discrètement dans les chambres et il n’est pas rare que les jeunes développent des infections », explique Caroline, qui se retrouve parfois à devoir jouer le rôle de médiatrice : « Au Tchad, dès qu’une fille est pubère, elle est enfermée à la maison de crainte qu’elle tombe enceinte. »
C’est cette position d’intermédiaire qui plaît à Hassanié Abdoulaye. Reporter pour la radio FM Liberté, elle a l’habitude de parler sur les ondes des risques des grossesses précoces, de la contraception, des règles, de la sexualité, des violences basées sur le genre. « Parfois, on me reproche de parler d’abominations », raconte-t-elle. A 23 ans, Hassanié Abdoulaye dit être la seule jeune fille non mariée du quartier Gassi, dans le 7e arrondissement de N’Djamena. « On m’appelle “la vieille” », rigole-t-elle derrière ses lunettes noires.
Au Tchad, malgré une loi promulguée en 2015 punissant de cinq à dix ans de prison et d’une amende de 500 000 à 5 millions de francs CFA (de 760 à 7 600 euros) toute personne qui contraint une mineure au mariage, 60 % des filles sont mariées avant 18 ans. Patricia, 24 ans, « super banat » et étudiante en gestion hospitalière, a échappé de peu à ce destin : « J’ai refusé le mariage que mon père prévoyait pour moi en terminale. Il m’en veut encore », dit-elle.
« Celles qui meurent en silence »
Des « enfants » mariées, Daraiya Idriss en voit défiler à l’hôpital de l’Amitié Tchad-Chine, où elle est cheffe du service de gynécologie obstétrique. Avant de rejoindre le collectif, la médecin, élégante sur ses talons aiguilles et avec son « lafaye » chocolat (un voile typiquement tchadien), est passée dans la matinée rendre visite à ses patientes enceintes. « Sur les vingt, six ont moins de 16 ans. Leurs bassins sont trop immatures pour accoucher de façon naturelle », se désole celle qui est devenue la référente médicale des « super banat ».
Le pays affiche l’un des taux de mortalité maternelle les plus élevés au monde : 860 décès pour 100 000 naissances vivantes. Pour la professionnelle de santé, des drames pourraient être évités en pratiquant davantage de césariennes : « Mais c’est encore vu comme une intervention chirurgicale lourde pour laquelle le mari ou le père donne son autorisation. » Il lui est arrivé de faire appel au procureur de N’Djamena quand la situation lui semblait critique et que la famille s’opposait à la césarienne.
« Le seul contraceptif que nous connaissons, c’est la pilule du lendemain », observe Caroline, étudiante
Les Tchadiennes peinent encore à imposer leur droit à la contraception. Avant 2002, le mari pouvait s’opposer à ce que sa femme ait accès à la pilule. « Cette loi n’est plus en vigueur et pourtant les hommes continuent de décider pour elles », s’indigne Daraiya Idriss. « Le seul contraceptif que nous connaissons, c’est la pilule du lendemain », ajoute Caroline. Elle est en vente libre à 5 000 francs CFA (7,60 euros), alors que salaire minimum est fixé à 60 000 francs CFA (91,50 euros) par mois. « J’ai vu des filles, qui la prenaient en prévention toutes les semaines, arriver dans des états comateux », s’alarme la médecin, qui récupère encore trop souvent des victimes d’hémorragies ou de perforations utérines dues à des avortements réalisés chez des tradipraticiens.
« Nous voulons être les porte-parole de celles qui meurent en silence », résume Fatimé Zara Haroun, 21 ans, dont la voix a été entendue jusqu’aux Nations unies. Le 7 juillet à New York, au Forum de l’ONU pour le développement durable, la présidente du Parlement des jeunes filles leaders du Tchad s’est fait l’ambassadrice de toutes les Tchadiennes victimes de violences : « Il est urgent d’agir, a-t-elle déclaré. Seules, nous n’y parviendrons pas. Nous avons besoin de l’engagement de nos Etats, des partenaires techniques et financiers, du système des Nations unies pour matérialiser nos droits tant à la santé qu’à l’éducation. »
*Le prénom a été modifié.
Dossier réalisé en partenariat avec le Fonds français Muskoka.
Sommaire de la série « En Afrique, les femmes face aux violences »